[Nathalie Georges – NonFiction.fr -11/11/08]

Dans son essai, Extension du domaine de la manipulation, Michela Marzano défend la thèse de l’avènement d’une nouvelle société, en construction depuis les années 1970/80 et caractérisée par le règne de l’ « hyperindividualisme ». Trois valeurs centrales seraient désormais portées aux nues et érigées en modèle à suivre pour chaque individu : authenticité, volontarisme et autonomie. Un discours certes séduisant mais en réalité trompeur, que l’auteure dénonce comme étant bien davantage au service des dividendes des actionnaires que du bien-être des travailleurs. Elle s’attache ainsi à démonter le discours managérial qui porte cette évolution, en soulignant que toute l’argumentation se résume à sa forme rhétorique, alors que le contenu est vidé de toute substance. Or ce bouleversement représente pour elle un danger, puisqu’il marque le triomphe d’une approche « économiciste » du monde, qu’un slogan digne des manuels de management pourrait résumer : « Adam Smith en a rêvé, les DRH l’ont fait ! »

Le cœur du discours managérial s’appuie sur l’idéologie de l’accomplissement du moi par le travail, qui serait le nouveau pourvoyeur de « sens ». Il s’attache ainsi à perpétrer le mythe de l’individu entrepreneur de sa vie – à cœur vaillant rien d’impossible – qui détient désormais la clé du bonheur à portée de main puisqu’il est doté de liberté et d’autonomie, il ne tient donc qu’à lui de forcer la main au destin. Mais l’envers du décor est plus sombre : en cas d’échec, l’individu est désigné comme seul responsable, la liberté a toujours un prix. Cette nouvelle liberté de mener sa vie risque alors d’être récupérée par ceux qui savent la manipuler à leur avantage, ce que justement s’évertuent à faire les promoteurs des nouvelles techniques de management. En effet, comment expliquer ce paradoxe apparent qui veut qu’en surface les entreprises se targuent de libérer leurs salariés des contraintes hiérarchiques pour leur permettre de « se réaliser », en garantissant leur engagement sociétal par le biais de chartes éthiques très médiatisées, mais qu’en profondeur de plus en plus de salariés vivent dans un malaise permanent vis-à-vis de leur emploi, dans un état de stress et de dépendance qui les enchaîne au lieu de les libérer ? Le coup de maître des nouveaux gourous du management est de réussir à ce que les salariés intériorisent leur domination, voire la légitiment eux-mêmes. Face à un échec, ils s’auto-désigneront comme coupables et accepterons comme justifiées les sanctions. Confronté à l’image du leader comme nouveau héros, le salarié perçoit bien qu’il n’arrive pas à lui ressembler en tous points, et que par là il faillit à sa mission en tant qu’individu – et non plus à sa tâche en tant que travailleur.

Or cette manipulation tend aujourd’hui à sortir de la sphère productive pour envahir l’ensemble des champs de la vie sociale. Ainsi, la faillite d’une relation tient au fait que la personne « ne s’est pas montrée à la hauteur ». Vite, pour surmonter cet échec, et surtout pour prendre confiance en soi afin de ne pas réitérer ses erreurs, il est urgent de décrocher son téléphone pour appeler un coach de vie qui saura vous faire prendre conscience de vos faillites comportementales, afin de vous garantir amour, gloire et beauté.

Titre du livre : Extension du domaine de la manipulation : De l’entreprise à la vie privée
Auteur : Michela Marzano
Éditeur : Grasset
Date de publication : 08/10/08
N° ISBN : 2246733715

http://www.nonfiction.fr/article-1822-manifeste_pour_un_boycott_des_manuels_de_management.htm