LE NERD DE LA GUERRE

[Christophe Ayad  – M le magazine du Monde | 28.02.2014 ]

Il n’est ni journaliste, ni expert en géopolitique, et n’a jamais mis les pieds à Damas. Ce geek de Leicester est pourtant devenu la meilleure source d’informations sur le conflit syrien. Son blog, Brown Moses, est aujourd’hui la référence pour les ONG et les spécialistes.

L’avenir du journalisme habite une petite maison à étages dans la banlieue de Leicester. Une maisonnette recouverte de fausses pierres blanches pour masquer les sempiternelles briques rouges des banlieues anglaises. Eliot Higgins travaille là, dans un étroit salon en rez-de-chaussée, encombré des jouets et peluches de sa fille de 2 ans : son « bureau » se résume à un canapé en cuir blanc et un ordinateur portable Asus. C’est là que ce jeune homme de 35 ans, au visage encore poupin, a révélé quelques-uns des scoops les plus marquants de la guerre civile en Syrie.

Eliot Higgins ne s’est jamais rendu en Syrie – à peine s’il est déjà sorti de Leicester -, ne parle pas un mot d’arabe ni ne le lit, ne connaît rien au Moyen-Orient ou au journalisme. Et, pourtant, son blog, intitulé Brown Moses, est aujourd’hui l’une des meilleures sources d’information sur le conflit syrien. Tous les spécialistes le consultent régulièrement. C’est lui qui a dévoilé que les rebelles syriens avaient reçu des armes croates début 2013 – dont on a su plus tard qu’elles avaient été achetées par l’Arabie saoudite avec la bénédiction de la CIA. Lui aussi qui a produit l’étude la plus complète et la plus rapide après le bombardement chimique de la Ghouta, dans la banlieue de Damas, le 21 août 2013, qui avait causé 1 500 morts. Human Rights Watch a même eu recours à ses services pour établir son rapport. Dès la fin août, Eliot Higgins avait identifié le type de munitions utilisées, les impacts, les trajectoires des tirs. Tout était tiré d’une seule source : les vidéos mises en ligne par les cyberactivistes syriens, une mine à ciel ouvert, mais totalement sous-exploitée.

Eliot Higgins travaille comme les enfants qui jouent au Memory, avec ses yeux et sa mémoire. Il tamise, trie, filtre plusieurs milliers de vidéos par jour. Puis il dissèque les images, fouille et cherche les informations passées inaperçues. Comme le son et les paroles ne font pas sens pour lui, il s’est concentré sur les armes dont il n’est pourtant pas un spécialiste. « Leur modèle donne toujours une indication sur la provenance, explique-t-il, intarissable une fois qu’il est lancé. Il suffit d’un détail. » Il en déduit de nouvelles livraisons russes, une implication iranienne accrue à travers la présence de missiles de type Fajr ou la présence de combattants du Hezbollah.

Il est l’un des premiers à avoir détaillé les « attaques chimiques de proximité« , perpétrées au printemps 2013 à Alep et dans la province d’Idlib, en identifiant un type inconnu de grenades. Il passe des heures à compulser les catalogues sur Wikipedia ou sur des forums spécialisés. Et, quand il ne trouve pas, il demande sur Twitter et Facebook. Comme il n’a jamais prétendu à une position d’expert, les spécialistes lui répondent volontiers. Tout comme les journalistes, avec lesquels il entretient plutôt un rapport collaboratif que compétitif. Les notions d’exclusivité et de scoop lui paraissent de vieux anachronismes : on travaille toujours mieux à plusieurs et en mettant en commun ses informations, cela relève pour lui de l’évidence. A l’instar de Julian Assange, d’Edward Snowden ou de Glenn Greenwald, il ne vient pas de la presse et s’apprête à la révolutionner.

Eliot Higgins n’a aucune formation à part de vagues études en journalisme jamais menées à leur terme. Enfant de la classe moyenne, fils d’ancien militaire, cadet de deux garçons, il se reconnaît tout au plus une nature « obsessionnelle », une passion pour les jeux vidéo en ligne et un intérêt marqué pour l’actualité et l’argumentation. Il s’est retrouvé comptable parce qu’il faut bien gagner sa vie. Mais l’entreprise où il travaillait et qui finançait sa formation continue a délocalisé son département comptabilité en Inde en 2011, juste avant son diplôme. Son intérêt pour la Syrie ne vient ni de sa femme, d’origine turque, ni de ses engagements de gauche : plutôt d’une fascination pour l’histoire en directe écrite sur Internet par ceux qui la font. Déjà, les jeunes révolutionnaires libyens présents en ligne l’avaient fasciné, sans qu’il sache trop quoi faire de cet intérêt.

Au départ, Eliot Higgins est un mélange de geek et de trolleur altermondialiste (le nom de son blog est tiré d’une chanson de Frank Zappa), habitué à inonder le site du Guardian de ses commentaires sarcastiques sur la guerre en Irak, l’occupation de la Palestine ou le scandale des écoutes de News of the World.  A l’origine de l’engagement du citoyen : les mensonges, en 2003, des gouvernements américain et britannique sur les prétendues armes de destruction massive détenues en Irak. 

Il appartient à cette génération que les mensonges de Tony Blair et de George W. Bush sur les prétendues armes de destruction massive irakiennes en 2003 ont marquée à vie. Ces indignations le conduisent vers la gauche de la gauche, chez Naomi Klein et Noam Chomsky. Surtout, il est radicalement méfiant envers les gouvernants. Au point de défendre des positions paradoxales. Ainsi, dans l’immédiat après-21 août, alors qu’il avait fait la démonstration de l’implication du gouvernement syrien dans le massacre à l’arme chimique, il entre dans une colère noire quand il découvre les approximations du rapport de la Maison Blanche destiné à justifier des frappes punitives et taille en pièces le dossier monté par les services américains, tout comme l’argumentation qu’il juge approximative de David Cameron.

« Quand ils prétendent que les roquettes ont été tirées à 6 ou 8 km de là, soit ils mentent, soit ils sont nuls, s’emporte-t-il. C’est faux et, dans les deux cas, c’est grave. » Pour lui, seule la vérité compte : peu importent les conséquences ou les enjeux géopolitiques. Quand on lui demande ce qu’il pense d’une intervention, il répond, mal à l’aise : « Je ne crois pas, au stade où nous en sommes, qu’une intervention étrangère mettrait fin à la guerre ou apporterait quoi que ce soit de positif, hélas. » L’attaque du 21 août 2013, qui a fait bondir la fréquentation de son blog de 2 000 à 20 000 pages vues par jour, continue de le hanter. Tout au long de l’automne, Eliot Higgins a affiné son étude, détectant un nouvel indice ou élucidant une anomalie comme dans un jeu de Cluedo géant. Il cherche « des preuves et non des indices », s’interdisant le plus possible un contact direct avec les sources sur le terrain susceptibles de l’intoxiquer. Il recueille tous les éléments disponibles sur l’attaque : les vidéos, les photos, les tweets, tout.

Lui-même travaille à géolocaliser les points d’impact précis des projectiles. Il n’existe pas de Google Street View de Damas ? Peu importe, il reconstitue les rues tout seul à l’aide de Google Earth et de vidéos anciennes ou récentes pêchées sur YouTube. A ce jour, il a déjà situé 5 points d’impact (sur 8 à 11) avec précision. Puis il trace des cercles au compas de 2,2 km de rayon, se fondant sur l’étude d’un chercheur du Massachusetts Institute of Technology (MIT) avec lequel il est en contact régulier. Les cercles se croisent presque tous dans un quasi-terrain vague situé entre les quartiers de Qaboun et Jobar, tellement bombardés par l’armée syrienne que les bâtiments d’avant-guerre ont disparu. « Cette zone a été reprise par le gouvernement au début de l’été, explique Higgins. C’est de là que sont parties les roquettes. »

Pour lui, la thèse qui circula un temps, selon laquelle les rebelles sont les auteurs de l’attaque chimique – censée provoquer une intervention internationale -, ne tient pas debout : « Il aurait fallu que les rebelles imitent parfaitement les roquettes, mais aussi le mélange, plutôt rare, de sarin et d’hexamine, ironise-t-il. Il aurait enfin fallu que les rebelles stockent ces composants chimiques à température adéquate et les mélangent dans les règles de l’art. Ce n’est pas sérieux. »

S’il n’a jamais travaillé dans la presse, Higgins a parfaitement compris comment elle fonctionne. « Les journalistes sont des gens trop occupés ou trop feignants pour chercher. Ce qu’ils veulent, c’est trouver, alors je leur mets à disposition les vidéos que je vois et les conclusions de mes recherches. » Pendant des mois, sa femme, Nuray, une Turque à la peau mate et aux cheveux noirs rencontrée alors qu’elle était jeune fille au pair à Leicester, voyait dans le blog d’Eliot un dangereux passe-temps qui non seulement virait à l’obsession, mais aussi ne rapportait rien. « J’ai commencé en mars 2012 au retour d’un voyage en Turquie parce que j’étais au chômage », raconte-t-il. Sa fille Ela venait de naître. Entre deux biberons, il passe en boucle des vidéos de massacres. « Le pire, c’est le son, je le coupe souvent, confie-t-il. Je suis immunisé, c’est un travail, je tiens l’horreur à distance. »

Très éclectique au début (l’un de ses premiers « posts » est consacré aux vidéos parodiques des révolutionnaires syriens), son blog se consacre rapidement au fact checking (vérification des faits) et aux armes. Le massacre de Houla, en juin 2012, est une révélation : « J’ai découvert la multiplicité des sources et j’ai compris que, en mettant bout à bout les récits et les images, on pouvait avoir une idée de ce qui s’était passé. »

Quand il retrouve un emploi de comptable dans une entreprise de blanchisserie industrielle à l’automne 2012, il est déjà accro à son blog. « C’était absurde. Je dormais quatre heures par nuit, je passais mon temps sur Twitter. Le New York Times s’appuyait sur mon blog (au sujet des armes croates) et je me désintéressais totalement de mon emploi. » A son grand soulagement, il est licencié en février 2013. Quelqu’un lui suggère de lancer une souscription pour poursuivre son blog : il récolte 11 000 livres là où il en espérait 6 000. Assez pour finir l’année 2013.

Son travail n’a pas changé la vie des Syriens, mais la sienne a basculé dans une autre dimension depuis l’attaque chimique du 21 août. Des diplomates du Foreign Office, des experts et des journalistes le suivent sur Twitter, Human Rights Watch le consulte. Il s’est fait une petite célébrité en taillant en pièces l’enquête du célèbre journaliste d’investigation américain Seymour Hersh attribuant l’attaque de la Ghouta aux rebelles. En octobre, il est invité à New York pour le forum Google Ideas. Le New Yorker lui a consacré un long portrait, Christiane Amanpour l’interviewe sur CNN, ce qui lui vaut enfin la reconnaissance de sa belle-famille turque.

Depuis le début de l’année, tout s’accélère. Il a un projet en partenariat avec Google dont il « ne peut pas parler pour le moment ». Il est aussi en cheville avec la Fondation Carter – qui oeuvre pour la résolution des conflits et le respect des droits de l’homme – dont un membre aussi obsessionnel que lui a recensé les 6 000 groupes armés actifs en Syrie. Il a été approché par le Stockholm International Peace Research Institute et invité par le Peace Research Institute d’Oslo, deux des plus prestigieux think tanks de la planète. Il va donner une conférence au Festival international de journalisme de Pérouse, en Italie, en mars. « C’est une révolution qui se passe sous nos yeux et ceux qui ne l’ont pas compris prendront un retard considérable, met-il en garde. Les gouvernements sont les plus lents. Ils observent des sites dans le cadre de la lutte antiterroriste, mais ils n’utilisent pas le dixième de ce qui est en accès libre. »

Après l’attaque chimique de la Ghouta, le 21 août 2013, qui a fait 1 500 morts, Eliot Higgins a produit la plus complète des études, reprise par Human Rights Watch.

Le mois prochain, Eliot Higgins va lancer un site intitulé The Belling Cat (le chat qui sonne) : « Je reçois des propositions de partout : des étudiants veulent travailler pour moi. Mais je veux rester petit. On commencera avec quinze personnes, des gens que j’ai connus en travaillant sur la Syrie ou sur le scandale des écoutes de News of The World. » Des bureaux sont en cours d’aménagement au centre de Leicester, connu surtout pour avoir donné Gary Lineker au football anglais. Higgins rêve d’enquêter sur la façon dont l’Etat britannique a privatisé de plus en plus de secteurs qui lui revenaient, comme la santé, l’humanitaire, le traitement des eaux, les chemins de fer… Sans arrogance, mais sans l’once d’un doute non plus, Eliot Higgins annonce la fin d’un certain journalisme. Pas du journalisme tout court ni même du reportage de terrain. Ce qui agonise, c’est le monopole des médias sur la collecte et la production des informations. Lui-même ne consulte plus que Google News et Twitter pour s’informer.

Peu à peu, en avançant, Higgins découvre l’ampleur des possibles, mais aussi la fragilité de sa matière première. En ce moment, il est obsédé par la politique de Facebook, qui consiste à supprimer une à une les pages des comités de coordination locaux ayant essaimé un peu partout depuis la révolution. Toutes les données associées à la page (vidéos, communiqués, recensements des « martyrs »…) sont effacées. « Les groupes pro-Assad ont compris comment obtenir les fermetures de pages par des signalements massifs et coordonnés. Facebook ne devrait pas être dupe, s’indigne-t-il. Je sais que leur fonction première n’est pas de recenser des crimes de guerre, mais ils ne peuvent plus ignorer ce phénomène. Ce qui se passe est un autodafé numérique. »

A cause des obstacles rencontrés par les journalistes – refus de visa du côté gouvernemental et épidémie d’enlèvements en zones rebelles -, la guerre de Syrie aura été le conflit de l’histoire récente le moins couvert par la presse, tout en étant, grâce à Internet, le plus documenté par ses propres acteurs. C’est un autre paradoxe de cette guerre à nulle autre pareille : tout ou presque aura été vu et cela n’aura rien empêché. Mais à cela, Eliot Higgins n’a pas de réponse.

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