En fait le terme ne vient pas du tout de l’américain, mais de l’allemand -« geck »- qui désignait, au Moyen-Age, un fou, une personne étrange, un homme des bois…

[Le Monde 2 – 17/11/2007]

Fanatiques de nouvelles technologies, férus de jeux vidéo, fous de science-fiction et de fantastique, fondus de mangas : ce sont les geeks. Ils ont grandi et se sont multipliés au rythme de l’essor de l’informatique et d’Internet. Vivant il y a peu encore dans l’ombre, considérés comme asociaux, les voici qui émergent en pleine lumière et prennent toute leur place dans la sphère culturelle du XXIe siècle.

Réveil un peu tardif au son d’une Webradio. Juste quelques pas à faire du lit au canapé. Les doigts qui dansent sur le clavier sans fil, et le mur nu au-dessus de la couette s’anime d’un monde fantastique peuplé d’elfes, de gnomes et de monstres. Voilà comment Paul, ingénieur en informatique, commence sa journée de druide tanneur en Azeroth. En revanche, tendu devant son écran d’infographiste, David doit, lui, attendre patiemment la fin de la sienne. Ce soir, il pourra enfin, devant son Mac, se laisser à nouveau emporter par le destin de Luke Skywalker. Tandis que Tatia, étudiante de 22 ans, sera probablement plongée dans les aventures de Kazuma Azuma, un jeune boulanger aux mains solaires, ou de Sakura, une chasseuse de cartes magiques.

Jeux vidéo, films de genre, mangas, les passions de Paul, David et Tatia semblent bien distinctes. Et pourtant, tous trois ont déjà « poutré » (tué) des zombies sur World of Warcraft, vus et revus les six films de La Guerre des étoiles et ouvert plus d’une bande dessinée à l’envers (c’est ainsi que se lisent la plupart des mangas). Ils partagent aussi une admiration dévorante pour les grands auteurs de science-fiction ou de fantastique, connaissent les règles des jeux de rôles et les principaux superhéros des comics américains. Bref, ils vivent dans une nouvelle culture, celle des geeks (prononcez «guiks »).

Ce phénomène est aujourd’hui en pleine expansion. Les mangas trônent en bonne place dans les librairies, alors qu’ils y étaient quasiment introuvables il y a une dizaine d’années. Les films de genre mais aussi les adaptations de comics, ou de jeux vidéo foisonnent. Les festivals dédiés aux différentes branches de la tendance connaissent des succès exponentiels. Le plus important, Japan Expo, a rassemblé plus de 80 000 visiteurs cette année contre 56 000 en 2006 et 41 000 en 2004. Une chaîne dédiée à la culture populaire japonaise a même été lancée le 1er juin dernier. Son nom est évocateur… Nolife (littéralement « sans vie ») désignant un passionné extrême qui n’arrive pas à vivre à plus d’un mètre de son ordinateur. Particulièrement péjoratif, il renvoie à l’histoire même des geeks.

Monstres de foires

« Au départ, le terme vient de l’américain freak, « monstre de foire », explique David Peyron, réalisant une thèse en sociologie sur la culture geek. Dans les lycées, c’était les intellos mis de côté. Des intellos en sciences et nouvelles technologies. Comme ils étaient isolés, ils se sont réfugiés dans des mondes imaginaires. Et ça a coïncidé au milieu des années 1970 avec l’émergence des jeux vidéo et des jeux de rôles, ainsi qu’avec la redécouverte du Seigneur des anneaux. »

Paul se rappelle son premier ordinateur, en 1982. «J’ai économisé pendant deux ans pour me l’offrir … Noël, anniversaires, tout! C’était nouveau. Et avec la science-fiction, on avait le fantasme d’une nouvelle société possible. » Le futur ingénieur a alors 12 ans et créé déjà des jeux vidéo. « C’était des jeux en mode texte, un pendu par exemple. »

Le mouvement va profiter de la convergence entre nouvelles technologies et imaginaire, en s’appuyant sur les univers développés par Star Wars ou Goldorak qui vont marquer une génération. «Je me rappelle encore la première fois où j’ai vu Goldorak, j’étais en CMl », raconte Pascal, 38 ans. Sa passion de la science-fiction et du fantastique naît là, de ce choc d’enfant.

Aujourd’hui, elle se traduit par plus de trois cents DVD rangés sur une étagère voisinant avec des centaines de robots et de figurines, depuis la réplique d’une dizaine de centimètres du Mr Jack de Tim Burton, à un énorme Freddy, le tueur onirique de Wes Craven, sans oublier l’incontournable buste de Dark Vador et le fameux sabre-laser, qui s’allume et imite les bruitages du film lors des chocs. Un rêve de gosse qu’il a dorénavant les moyens d’assouvir.

C’est l’une des clés de l’explosion du phénomène geek. Les enfants de Luke Skywalker ont grandi. Avec leurs propres success stories. « Les geeks d’hier sont devenus les nababs d’Hollywood. Quentin Tarantino, Peter Jackson et Sam Raimi sont reconnus comme de grands auteurs d’aujourd’hui», affirme Franck Weber, responsable éditorial cinéma de Canal+ qui lance la première Nuit geek le 30 novembre.

En France, Alexandre Astier représente « le geek qui a réussi ». Comme les autres grandes œuvres geeks, sa création, Kaamelott, n’est pas seulement pensée comme une minisérie, mais propose un monde qui passe d’un support à un autre, de la bande dessinée au DVD et aux livres. l’ œuvre croule sous les clins d’ œil aux jeux de rôles médiévaux, à Star Wars ou Stargate. « Il y a tellement de références que tout le monde y prend plaisir, analyse David Peyron. Quand le grand public en comprend quelques-unes, les geeks les voient toutes. C’est un phénomène de distinction qu’ils adorent. »

Il faut dire que l’une des bases de ce mouvement de passionnés, issu des sciences et des nouvelles technologies, repose sur l’art de connaissances ultrapointues. Paul a lu « 5 ou 6 fois, 30 livres d’Asimov », un des grands écrivains de science-fiction et de vulgarisation scientifique. David peut jargonner sur les effets spéciaux sans que le simple mortel comprenne le moindre mot. Et Tatia, arborant un tee-shirt à l’image du chat de Schroedinger (une expérience physique dérangeant les certitudes rationnelles) concède volontiers jouer au «jeu de voir jusqu’où on peut aller pour perdre l’autre dans ses connaissances. Par exemple, quel est le plus petit éditeur de manga que vous pouvez citer? »

Le deuxième trait commun des geeks est leur propension à l’évasion. Alexandre Astier parle, lui, d’une grande capacité à protéger sa naïveté enfantine. Ce que David explique ainsi: « Nous sommes de plus en plus canalisés dans un stress général. On ne peut plus échapper à tout ce qui va mal dans le monde. Le geek a besoin d’être ailleurs, dans une bulle à part, dans un univers moins compliqué. Pas forcément seul. »

Conflit générationnel

Pour Maëva Poupard, co-fondatrice du fanzine Geek Mag avec Tatia et « cosplayeuse » occasionnelle (qui se déguise en personnage de bande dessinée ou de fantastique lors de festivals), la communauté « a grossi avec la vitesse de connexion. Quand elle était faible, seuls les durs de durs pouvaient attendre le chargement pendant une journée d’un manga de 100 mégas. Internet a aussi permis de se retrouver », et de créer un sentiment d’identité. Aujourd’hui, en dépit de l’image de binoclard asocial associé au terme, de plus en plus de geeks se revendiquent comme tels.

Pour Thomas, un trentenaire gamer, « rôliste » et lecteur assidu de science-fiction, travaillant dans l’administration, la mode geek a surtout permis de lever une certaine culpabilité. « J’ai eu mon premier ordinateur à 11 ans. J’étais un joueur plutôt solitaire, passant des heures devant mon écran. Ma famille ne comprenait pas. » Un conflit générationnel que Jonathan Dumont, organisateur du Festival du jeu vidéo lancé en 2006, décrypte: « Le jeu vidéo est encore neuf. Oui, il est addictif mais comme tout loisir. C’est aux parents d’en encadrer la pratique, comme pour la télévision. On est dans une période d’apprentissage. » Un apprentissage qui devrait s’achever avec les enfants des premiers joueurs .