Entretien avec un sériephile – Martin Winckler

[Joey Bassett  – Libération – 23/09/2010]

J’ai 57 ans, j’en regarde depuis que j’en ai 10 et je peux dire très tranquillement que le discours des séries a toujours été en avance sur les consensus sociaux, qu’il s’agisse de l’avortement, du féminisme, de l’homosexualité, du sida, de l’euthanasie… Seulement, encore une fois, en France, tout ça a été mis sous le boisseau. On parlait déjà de décriminaliser l’avortement à la télé américaine en 1957 dans The Defenders de Reginald Rose. On y parlait du sida en 1982 dans St Elsewhere, etc.

Quand est-ce que vous avez vu de la critique sociale dans les téléséries françaises, vous ? Ici encore, il s’agit de préjugés qui découlent d’une censure de longue date, qui s’exerce encore même dans la version doublée des dialogues de séries. Quand en 2004, House prescrit deux cigarettes à un patient souffrant d’un intestin irritable, en précisant que ce n’est pas orthodoxe mais que c’est le traitement (ce qui est médicalement parfaitement juste), on lui fait dire, dans la VF : « Mangez deux bols de riz par jour ». Qui est politiquement correct ? House ou les Français ?

Quand, dans la même série, on traduit « Jewess » (Juive) par « Youpine », qui est antisémite ? House ou les traducteurs de TF1 ?
Toutes proportions gardées, le filtrage des séries par les Français est similaire au filtrage du cinéma américain par l’Union Soviétique avant la chute du mur. C’est l’internet qui a fait voler ça en éclat, et c’est heureux. Toutes les trahisons ont été dénoncées par des spectateurs internautes qui préféraient télécharger des séries en VO plutôt que les voir caviardées sur une chaîne française. Et en cela, ils exprimaient le fait qu’ils s’intéressaient beaucoup plus au fond qu’à la forme !!!

DSDH : À l’inverse, la télévision a constamment été accusée de véhiculer des tas de mauvaises choses et les séries, chez nous comme aux Etats-Unis, ont toujours été montrées du doigt. Racisme, violence, sexisme, impérialisme, défaut de réalisme… On a toujours eu, à tort ou à raison, une occasion de dénoncer tel ou tel traitement. À votre avis, pourquoi cette culture populaire, plus qu’une autre, est-elle l’objet de tant d’exigences ?

MW : La culture populaire, c’est l’ensemble des « mauvais » genres. On y parle de sexe, de liberté et d’oppression. C’est une zone de distraction populaire, « vulgaire » pour les puissants, mais c’est aussi la zone trouble des expressions de la révolte individuelle et sociale. La télévision américaine a largement contribué à éduquer les citoyens en leur parlant de choses dont on ne leur parlait pas à l’école ou à l’église. D’où les tentatives régulières des églises et des groupes de pression pour faire interdire telle ou telle série… Ce qu’ils ne feraient pas si elles étaient anodines ou « consensuelles ».

http://feuilletons.blogs.liberation.fr/series/2012/09/entretien-avec-un-s%C3%A9riephile-martin-winckler.html