Extrait de

Kanaké – mélanésien de Nouvelle-Calédonie

de Jean-Marie Tjibaou et Philippe Missotte
Publié en 1975 à l’occasion du premier festival des arts
kanak  » Mélanésia 2000 « .
© Les Editions du Pacifique
1978

Reproduit avec l’aimable autorisation de Madame Marie-Claude
Tjibaou


Sommaire

LA CASE ET LE SAPIN

Le premier nommé

Charges et fonctions

Les clans autonomes

Esprits et totems

Personnalité kanak

L’espace mélanésien

L’instant et la pérennité

le temps de l’igname

le temps des souvenirs

L’extase ou le temps hors du
temps

le temps de l’événement

La tribu au fil des jours


boenando, boria et pilous

Tabou et culpabilité

Mauvais sorts et boucans

Kanaké face a l’avenir


Ce qui a changé

Aujourd’hui la societe traditionnelle

Ce qui peut, survivre dans la
culture kanak


La case et le sapin

l’homme ne vit bien que debout

devant sa case
où est le poteau central ?
où est le frère aîné qui marche

devant
les kanak

Chaque société est dans un univers. Elle a élaboré
de siècles en siècles lés réponses qui lui ont semblé
les plus adéquates aux besoins de ses membres dans cet univers-là.
De son agriculture aux célébrations les plus solennelles, de ses
tabous concernant l’agriculture, ou la sexualité jusqu’à sa cosmogonie,
elle a élaboré un art de vivre, une culture. Cet art de vivre
modèle et moule la personnalité de chacun de ses membres, l’oriente
leur comportement et fixe les critères de leur choix. Chaque société
est un univers.

Un festival ne peut être qu’un aspect de la civilisation
mélanésienne. Seules ses racines profondes peuvent nous aider
à comprendre les phénomènes culturels qui sont à
l’origine des difficultés surgissant sans cesse à la rencontre
des deux civilisations européenne et mélanésienne. C’est
pourquoi nous avons placé en tête de cet ouvrage la description
de la proclamation du récit mythique qui raconte l’origine et les généalogies
des clans de la zone Patyi (Paici).

Chaque clan se considère comme le centre du monde. En
conséquence, ce récit à caractère légendaire
est non seulement perçu comme la création des hommes mais aussi
du monde environnant. Chaque clan s’origine dans un de ces récits mythiques.
L’ancêtre est sorti de la rencontre de plusieurs éléments
de la nature, un requin avec un rocher par exemple. Dans le mythe Patyl, dit
à Koné, Nabumé s’arrache une dent qu’il présente
à la lune; mais à Ponérihouen, le crieur raconte l’histoire
des clans de la même zone avec quelques nuances (Traduction de Jean Guiart
et Auguste Wabealo – cf. Chefferie op. cit. page 146).

 » Les vieux racontent que la terre,
enroulée en spirale, touchait la lune et que la pierre sur la montagne
était à peine au sec, avant le partage des pays sur la montagne
de Tyaumyê (Zyouma en langue Ajië).

 » Quand la mer eut déjà laissé au
sec un rocher, la lune retira une dent de sa bouche et la posa sur la pierre.
La dent resta /à de nombreux jours, pourrit et les vers s’y mirent.

Les vers qui tombaient sur la terre se changeaient en lézards,
ceux qui tombaient dans l’eau se changeaient en anguille et les petits des
lézards prenaient un visage d’homme.

La mer commence à baisser, la montagne s’élève
au-dessus de Goyèta ; ils (les hommes) nagent et se mettent debout
sur toutes les montagnes à sec. Une anguille mâle continue
à nager et aborde à Goyèta. Ellb se change encore /à
en chenille (hou) et c’est /à qu’ils commencent à devenir
des hommes.

Ils se changent encore, en hommes authentiques, mais s’ils
ont un cœur d’homme, leur peau est encore celle d’animaux; le nom de
ces hommes était Ketewa (On rencontre ce nom dans les généalogies
des îles sous des formes proches : Ketiwan, Xetiwa – en Lifou, le
X se prononce presque comme le CH rauque allemand). Tant que leur peau ne
changeait pas, leur cœur ne savait connaître le bon et le mauvais.

Ils se transforment encore; le premier qui fend leur peau
pour arriver au fond de leur cœur et leur donner la parole, c’est Bumè.

Il prit une femme pour épouse et tous pensèrent
à en faire de même. Un fils premier-né naquit à
Bumè qui le nomma : Teâ Kanake; le deuxième de ses fils
prit le nom de Bwaè Béalo et le troisième Dwi Daoulo.
Ces trois hommes, nés de Rumè sont à l’origine de tous
les clans de Calédonie.

Voilà qu’ils décident d’établir l’alliance
de sang parmi les hommes et parlent de se partager, eux les frères,
suivant deux paroles, irrévocablement en Bay (On prononce  » Baille
« ) et Dwi (Doui). Cette alliance de sang se fonde sur la monnaie de perles.

Du côté des Bay, c’est Bwae Bealo qui est
leur chef; chez les Dwi, c’est Dwi Daoulo. Les deux groupes se sont conservés
et jusqu’aujourd’hui pour tous les clans on dit Gay et Dwi, BwaeBealo et
DwiDaoulo

Teê Kanake, celui qui fait taire la foule, frère
aîné des deux autres, alla voir les pays plus avant jusqu’à
Voh.  »

Le mythe est la parole créative de l’univers kanak qui
amène le monde des hommes à l’existence. Il est la mémoire
du clan, il est la Parole de vie pour aujourd’hui et le futur. En conséquence,
cette parole doit être dite, transmise et partagée, il y va de
la sécurité, de la cohésion et de la survie du groupe.
Non seulement elle est parole sacrée mais pratiquement, elle va s’exprimer
dans toute la vie du mélanésien. L’ensemble du réseau de
relation de la tribu est construit à partir d’un axe central défini
par cette histoire. Le mythe organise la société et lui imprime
le dynamisme vital aussi bien dans les structures sociales que dans les rapports
entre l’homme, la divinité et le cosmos enfin dans l’espace assez réduit
où évoluait le clan. Ces trois niveaux de perception, hiérarchie,
relation, espace, ces trois manières de  » lire  » la société
kanak ne sont que des expressions différentes d’un seul et même
mythe.

Le premier nommé

Les ancêtres soutiennent nos bras
et portent notre rêve
leur langue a redit la parole

elle vole comme la sagaie
dans l’air du matin
elle roule de clan en clan
comme l’eau de la cascade
de rocher en rocher

Le code des relations, les comportements et attitudes qu’un
individu doit avoir vis-à-vis de ses frères de la tribu, en un
mot, la structure du tissu-social est dictée par cette parole. On est
frappé par l’importance de celui qu’en français, on appelle faute
de mieux, le Grand-Chef et qu’il vaudrait mieux nommer le Grand Fils ou la Parole.
Il est considéré comme le  » Verbe du clan « , l’incarnation même
de la Parole. En langue on dit parfois  » panier de paroles « . Lorsqu’il n’y
a plus de chef, le désordre qui en résulte est exprimé
parfois par l’expression :  » il n’y a plus de parole « . Il est parfois appelé
le poteau central pour l’identifier à la grande case, symbole même
du clan.

Le Chef est le grand frère de la fraternité clanique,
celui qui marche en avant. Il est la racine, la source, l’ossature, la chaîne
des crêtes. Il a droit aux présences coutumières, aux prémices
agricoles. Chaque clan lui offre alors ses plus belles ignames. La relation
n’est pas d’esclave à maître, ni du serf vis-à-vis de son
seigneur. C’est une relation  » d’ordre  » entre les membres d’un même groupe,
qui savent qu’il est l’axe de la société, de même nature
qu’entre les membres d’une famille. Et pourquoi est-il chef et pas un autre
? Et comment sera-t-il remplacé ?

D’après le mythe, il est le premier-né du clan.
Il est celui qui a été nommé en tête et il garde
sa place privilégiée. Tout repose sur cette parole et tout sera
fait alors dans l’organisation sociale pour le mettre à part. La Grande
Case sera considérée comme le symbole de l’ancêtre et tout
auréolée. de sacré ; les esprits des ancêtres devenus
dieux y descendent pour conseiller l’Aîné dans la marche quotidienne
de la tribu. Un tel endroit ne peut se trouver au milieu de la tribu : le groupe
va lui donner une certaine prééminence. Les autres clans vont
prendre leurs distances par rapport au premier-né et à son habitat.
Une palissade de bois ou un mur de pierre comme aux îles Loyauté,
ou tout simplement un emplacement plus élevé ou plus dégagé
que le reste du village est choisi pour y implanter la Grande Case. Dans le
cas où aucune barrière n’indique d’une manière évidente
le lieu sacré, une pelouse bordée de sapins, de cocotiers, une
allée de pins colonaires ou de peupliers kanaks indiquent l’endroit.
Quel que soit le signe qui marque la cour de la chefferie, la complicité
du groupe est évidente pour reconnaître que cet espace est réservé
à un audelà des hommes et que c’est une aire sacrée.

Une série de règles et d’interdits manifeste
ce respect au niveau des institutions. Lorsqu’on apporte des présents
au chef ou qu’on essaie de s’entretenir avec lui, les uns, suivant leur rang
dans la hiérarchie énoncée par le mythe, s’avanceront au
milieu de l’allée centrale, les autres, gens de souches inférieures
arriveront par les allées latérales et marqueront leur respect
en y présentant modestement leurs présents. Rares sont ceux qui
ont un rang leur permettant de venir directement à la Grande Case. En
général le mélanésien ne se présentera pas
directement devant la case du Chef. Il traînera quelques instants autour,
toussera pour se faire remarquer, appellera un enfant qui passe, attendra que
ce soit l’hôte de la maison qui l’interpelle ou lui fasse signe de s’approcher.
Cela peut expliquer la réserve avec laquelle le mélanésien
se présente dans les service officiels attendant toujours qu’on lui fasse
signe d’approcher.

Charges et fonctions

Après le premier-né, la fonction suivante dans
l’organigramme du clan est celle de porte-parole du chef. Dans les sous-ensembles,
clans-famille, le premier-né fera lui-même les discours. Dans les
grandes chefferies polyclaniques, le chef ne prend pas la parole lui-même.
La fonction est généralement confiée au second personnage
nommé dans le récit mythique ; parfois, la fonction reviendra
au clan des  » vieux de la chefferie  » ou  » pères de la chefferie « .

Une série de fonctions apparaissent ensuite. Chacune
appartient à un clan qui la confie à chaque génération
à l’aîné ou à celui qu’elle en a jugé le plus
digne : maître des cultures, maître des terres, les gens de la maison
du chef, ceux qui font la police, ceux qui ont la garde des  » lieux sacrés
« . Cette série de fonctions confère au chef et à son porte-parole
une certaine prééminence.

Les clans autonomes

le bois descend de la forêt du Sud
creuse la coque à Goro
tresse la natte de la voile à Unia

l’avant de la pirogue se glisse
l’écope est fendue
les ganses de la voile crient
elle s’est brisée la crête longue
la forêt bouge

et bat le rythme

les poissons dawa et le wodi
vont se réunir
là où se défilent tous les tonnerres

ils ont volé sur la crête
ils ont volé à la tête
à l’île Ouen

à Saint Louis jusqu’au sable
à Nouméa

Les autres fonctions situent tous les clans à une distance
égale de la chefferie et dans une relation privilégiée
et autonome avec le chef. Chacune de ces fonctions est la propriété
d’un clan qui a sa propre structure sociale et sa hiérarchie assez semblables
avec l’organisation de la chefferie décrite ici. Chacune des chefferies
présente une vision globale et complète qui va réapparaître
au niveau des structures de chaque sous-ensemble (clan, famille, etc.). L’unité
de système structure l’intérieur de chacun des ensembles. Ceux-ci
se juxtaposent, on peut dire d’une manière imagée :  » il y a beaucoup
de frères tous les premiers-nés de chaque récit mythique
– et pas de père « .

Ni l’hégémonie mythique, ni un système
politique d’ensemble n’apparaissent dans le monde mélanésien.
Seule la vision de son clan et non l’ensemble de la société intéresse
le crieur. Il s’attache à mettre en évidence la place de son clan
ou de ses clans. Le reste de la société constitue d’autres ensembles.
Le panorama qu’il décrit n’est incomplet que pour l’observateur extérieur.
Pour l’homme de la tribu, participant d’une manière confuse de cette
société, cette vision est vécue dans le quotidien et elle
constitue une toile de fond d’où émerge chaque clan avec son originalité.

Le dynamisme, la vigueur d’une civilisation non écrite
comme la civilisation kanak, toute fondée sur un mode de communication
verbale dépend de la parole. Elle imprègne son système
de communication, régénère, actualise la foi qui en sous-tend
toutes les institutions. Le sens de la circulation des messages est dicté
par la genèse du clan. Chaque fois qu’un contact devra être établi
avec un ensemble – chefferie poly-clanique ou clan – le message suivra cet ordre
pour que de coutume en coutume, il arrive au chef. Il le fera redescendre à
tous par la même voie. Dans le temps, on montrait l’objet concret qui
avait scellé cette parole, la monnaie kanak qui l’accompagnait en disant
: « cette parole vient de là-bas « . Dans le cas d’un européen,
il pourra s’adresser directement au grand chef. S’il n’est pas passé
par ces voies coutumières, ni affirmation, ni oui de politesse de qui
que ce soit ne doivent le rassurer sur l’avenir de son projet.

Certaines coutumes peuvent expliquer des comportements qui
ont paru, aux premiers occidentaux, un manque de civilisation.

Le chef doit avoir la tête plus haut que tous ceux qui
le respectent donc on ne se tient pas debout devant un supérieur ; on
ne le regarde pas en face ni dans les yeux, on ne passe pas dans le dos de quelqu’un.

Ne confondons pas grands chefs ou petits chefs administratifs
(Arrêté sur les tribus du 24 décembre 1867. Arrêté
réorganisant les tribus le 27 octobre 1 8 77 Décision du 9 août
1898, fixant les attributions des chefs, Ia définition des Petits et
Grands chefs) d’aujourd’hui avec les descendants des ancêtres-chefs cités
dans le mythe. Beaucoup sont les mêmes mais pas toujours : lorsque l’administration
coloniale cherchait un interlocuteur responsable dans le monde kanak, celui
qui parlait le mieux le français a parfois été désigné.
Il assurait le recrutement des prestations et percevait les impôts par
tête ou capitation. Même dans le cas où le chef administratif
n’est pas l’héritier de la chefferie, ce serait faire bon marché
de la foi des gens dans ce qu’ils ont de plus sacré de croire qu’ils
puissent oublier un jour qui est le premier-né selon les ancêtres.

Si le mythe n’est pas hégémonique à l’égard
des autres clans, il étend son empire au-delà du monde des hommes,
il est l’explication du monde et du cosmos. Tout ce qui de près ou de
loin se situe dans l’environnement des gens concernés par le mythe est
imprégné de son influence et se trouve participer à leur
vie même : poisson, rocher, source.

Esprits et totems

Je frapperai du pied le fondement de la demeure

je frapperai du pied pour réveiller les dormeurs
et les craintifs

Le mythe détermine ainsi une situation d’interdépendance
entre les êtres présents et actifs au moment de la génération
du clan. Ainsi un animal comme le requin, ou un minéral comme le rocher,
ou un végétal comme la kaori, ou un phénomène atmosphérique
comme le tonnerre ont été les éléments naturels
qui vont servir de médiation entre la parole mythique et l’apparition
de l’ancêtre. Ce rôle qu’ils ont tenu au moment de l’avènement
de l’ancêtre dans le monde, les fait considérer comme des éléments
sacrés du cosmos par ceux qui sont concernés par cette généalogie.

Les mélanésiens disent qu’ils sont l’esprit du
clan, un catholique dirait qu’ils sont  » présence réelle  » du
premier grand-père. Le langage courant les désigne souvent comme
 » les vieux du clan « . L’ethnologue M. Leenhardt les appelle totems (Leenhardt
(M.) – Do Kamo – Paris – 1947 Gallimard – 318 pages – Voir chapitre 5 et suivants.).

Chacun de ces éléments dans sa spécificité
mais aussi dans sa généralité fait partie intégrante
du clan. Il a droit à la considération qui commande toute une
série de rapports, en effet tonnerre, requin, arbre ou pierre n’apparaissent
plus avec leur réalité objective mais bien plutôt comme
le  » sacrement de l’ancêtre « . Dans le récit apparaît d’abord
le totem, esprit du clan par le truchement d’un élément naturel
: un poisson par exemple, ce sera le cas dans tel mythe du requin au contact
duquel le rocher de tel endroit a donné naissance à l’aîné
de clan ainsi qu’à ses frères, le requin est alors l’élément
de la nature qui perpétue la présence protectrice de l’ancêtre.
Le requin viendra affectivement rendre service ou tirer ses enfants d’un mauvais
pas. En échange il a droit à des égards particuliers bien
compréhensibles. Il est donc interdit de lui faire du mal, de manger
sa chair ; s’il est pris dans leurs filets, ils doivent le prendre respectueusement
et le re lâcher , s’ils le trouvent échoué, ils doivent
le remettre à flot.

De son côté le requin doit veiller sur celui de
ses enfants qui se trouve en mer. S’il se noie, le requin doit venir auprès
de lui et l’inviter à s’agripper sur son dos pour le ramener au port
; si le naufragé est attaqué en mer par d’autres poissons, le
requin se charge de sa défense. Si le pêcheur doit faire une prise
importante à l’occasion d’une fête, il va invoquer son ancêtre
et le requin doit rabattre les poissons dans ses filets ou les pièges
qu’il a tendus. S’il est menacé par le mauvais temps, le requin apparaîtra
au pêcheur au-devant de la pirogue ou du bateau et il devra comprendre
ce message qui l’invite a le suivre pour éviter le danger.

Si le requin ne s’est pas manifesté pour répondre
à un besoin, que le pêcheur se soit noyé dans la tempête,
les gens de la tribu diront qu’il avait manqué à tel tribu. Il
est également interdit aux membres du clan et particulièrement
aux femmes de dire le nom du totem.

Apparaît ensuite dans le mythe un autre élément
naturel : l’emplacement initial. Bien sûr ce rocher sera considéré
comme tabou sauf aux gardes du lieu qui possèdent généralement
la propriété de certains secrets médicinaux. Le mythe s’exprime
ensuite dans la figure de bois ou de pierre représentant l’ancêtre
du clan qui est la tête de la monnaie de colliers de coquillage (mieu
en houailou, thawée en hienghène, andi en paci). Plus qu’une monnaie
d’échange, elle constitue un véritable sceau. Elle atteste pour
ceux qui la possèdent, l’engagement pris de telle alliance à l’occasion
d’un mariage, d’une naissance ou d’une guerre.

Personnalité kanak

la parole lie les hommes

pour n’en faire qu’un seul peuple

avec les esprits des vieux

qu’ils remontent du pilou éternel

qu’ils entrent dans nos cases

au son des conques qui lèvent les interdits du deuil

au milieu qu’ils tiennent le mât central

bondissent sur les bords du cercle du pilou

Pour reprendre un schéma inventé par M. Leenhardt,
pour expliquer la personne kanak, nous dirons que le Mélanésien
est sans cesse défini et déterminé par un double système
de relations. Au niveau du mythe, il est suspendu comme dans un champ de forces
magnétiques entre les institutions le liant à ses paternels qui
lui ont donné un nom et ont fait de lui ainsi un fils de la tribu avec
ses ancêtres devenus dieux et l’esprit de leurs totems. Il est lié
par les institutions qui le rattachent à la famille de sa mère,
les tout-puissants patrons du flot vital, du sang. Enfin, il restera en permanence
pour lui à compter avec toutes les puissances q ui peuvent sanctionner
tout manquement aux institutions sacrées, aux interdits, que la tribu
en soit ou non au courant.

Au niveau de l’existence, ce sont ses relations qui font de
la personne ce qu’elle est. Il n’est pire chose que d’être chassé
du clan, de perdre ces mille et une connexions reliant chacun de la place qu’il
occupe aux autres qui font de lui un homme.

La place sociale est indiquée par le nom. Chaque famille,
chaque clan a un certain nombre de noms qu’elle peut donner à un enfant
lorsqu’il vient au monde. Celui qui donne le nom devient le père patronymique
de l’enfant et l’adopte. Cet enfant sera l’héritier, dans le quadrillage
du tissu social de la tribu, de la case correspondant à son nom, il sera
du totem de cette tribu, il habitera la case et cultivera les sillons d’ignames
des hommes qui portaient ce nom, il vivra selon les interdits et les protections
des esprits attachés à ce nom.

Selon les critères du monde moderne, les Mélanésiens
sont souvent considérés comme n’ayant pas d’ambition. La société
kanak traditionnelle là encore éclaire ce constat d’une nouvelle
lumière. Ni compétence, ni force, ni audace ne donnent la place
du chef, ni aucune fonction, ni aucune place dans ce système mais la
situation qu’occupe l’ancêtre dans le récit mythique.

Prenons deux exemples de critères probants d’élévation
sociale pour un individu dans la société européenne ; appliquons-les
à un Mélanésien, celui qui est né le troisième
dans le mythe patyi Dwi Daoulo. Il peut très bien sortir brillamment
d’une grande école ou devenir ingénieur ou chef de service ; certes,
son clan en sera fier mais il restera toujours à la place que lui indique
son rang dans le clan, dans sa famille et dans la société kanak.

L’espace mélanésien

Je crie et saute sur le bois

cœur du tronc du bois de fer

je dis la langue des hommes

l’évoque, j’appelle ses ossements le fait apparaître

je dis  » petit-fils de Kanaké « 

l’envoie une liane qui rampe en tournant

au-dessus de mon peuple

et une autre corde qui tient la montagne

Le mythe, l’habitat et la hiérarchie s’interfèrent
sur un même espace. C’est le pays sur lequel s’étend l’univers
du mythe. Paysage, dessin du village, société kanak, défunts
et êtres mythiques ne forment qu’un ensemble, non seulement indivisible
mais pratiquement indifférencié. L’espace n’est pas appréhendé
ici comme intéressant dans sa réalité objective de propriété
ou de moyen de production. Il est donc interdit de l’hypothéquer, le
vendre ou le bouleverser par des travaux qui en modifiant sa physionomie, porteraient
atteinte à ses aspects divers en tant qu’incarnation du mythe. C’est
le résultat d’une attitude fondamentale vis-à-vis de la nature,
contrairement semble-t-il de celle des Occidentaux pour lesquels sa domination
et son aménagement font partie de la condition humaine.

L’espace est connu de chacun, identifié par tous les
membres de la tribu, chaque parcelle est reconnue par tous. Chacun la désigné
par son nom et son nom est connu comme faisant partie des lieux attachés
au nom de tel ou tel clan. En Nouvelle Calédonie et dans les Iles, il
n’y a pas d’espaces vides, de terres vierges. Constamment les conversations,
les récits des événements qui se sont passés à
la tribu, les légendes, les berceuses, les chants de pilou et les discours
coutumiers qui reviennent dans l’année se réfèrent à
ces noms. L’espace de la tribu apparaît comme un théâtre
perpétuel ou chacun joue son rôle à une place assignée
au moment qu’il faut.

Un clan qui perd son territoire est un clan qui perd sa personnalité.
Il perd son tertre, ses lieux sacrés, ses points de référence
géographique mais également sociologique. Tout l’univers d’un
groupe est ébranlé, son réseau de relation avec ses frères,
avec le protocole afférent se trouve dans une confusion généralisée.
Chacun perd dans ce chaos une partie de son identité puisque nous avons
vu que le nom était étroitement lié à la terre.
Il est remarquable qu’après un déplacement géographique
du groupe certains gardent leur nom, le nom de l’ancien tertre près duquel
ils habitaient et qui les désignait lorsque la tribu a changé
d’endroit. On appelle toujours  » l’homme de la rivière  » celui qui portait
ce nom même s’il habite au milieu d’une plaine, sauf s’il a donné
un nouveau nom à son domaine actuel. Mais le vieux ajoute « au moment
de la coutume on dira toujours celui de la rivière ».

L’espace ainsi conçu n’est pas regardé comme
une chose à part il est le tissu, tout imprégné du réseau
de relations des humains, au milieu duquel les hommes vivent. Le kanak ne peut
prendre du recul pour en avoir une vue topographique aérienne ou d’enseMble
: il en est participant de l’intérieur. L’espace sert d’archive vivante
du groupe ; il apparaît même comme un des éléments
fondamentaux constituant la personnalité du kanak. La personnalité
mélanésienne tout entière attentive à tous les signaux
que lui envoient les différents génies auxquels elle se réfère
; dieux, ancêtres, utérins, totem et puissances, les retrouvera
sur le terrain, matérialisés, concrétisés. La maman
vient d’une tribu où vivent encore les oncles utérins. L’homme
rencontre souvent le totem à la pêche ou à la chasse dans
la forêt et, même lorsqu’il ne le voit pas, il y pense. Les dieux-ancêtres
descendent sur la case, parlent avec les vieux. L’espace n’apparaît pas
comme ici un élément indifférencié du cosmos mais
bien comme un des aspects essentiels du mythe. Support matériel des Mélanésiens
qui le cultivent, il est une des qualités de leur personnalité.

 


 

L’instant et la pérennité

Pour pouvoir dire qu’on perd du temps, il faut être dans
un système où il est reconnu comme une valeur d’en gagner. L’expression
n’a pas de sens dans la société traditionnelle. Les Européens
ont en quelque sorte extrait le temps de la nature, ils l’ont matérialisé.
Il leur permet de vérifier la durée d’une opération et
de procéder à des accélérations. Ils en ont fait
un objet divisé, un outil avec lequel on peut modifier le rythme du monde
et des hommes. Pour le Kanak, la durée est une expérience vécue
du chaud et du froid, du pluvieux et de l’ensoleillé qui se renouvellent,
de la vieillesse et de la jeunesse qui se succèdent, des fêtes
qui réchauffent la communauté et ravivent l’âme.

le temps de l’igname

je passe le pied à travers la porte

de la demeure des entrailles de la parole

j’entre lentement

je fais la langue des hommes

je dis

fierté

dignité

honneur

ligne droite dans le pays courbe

Je sors l’igname de la terre

je la porte comme un bébé sa maman

je la montre comme le grand-fils

L’année mélanésienne est surtout rythmée
par la culture de l’igname, tubercule nourricier par excellence. Toute chargée
de symboles, l’igname a une valeur culturelle : offrande noble, symbole de la
virilité, de l’honneur. L’igname offerte à l’autel symbolise tout
le pays avec les chefs, les vieux, les ancêtres, les enfants et tout ce
qui fait vivre cette contrée. L’igname accompagnée de la monnaie
de cordelettes de coquillages, de la natte et de la jupe de fibres constitue
l’essentiel des richesses échangées pour un mariage ou un deuil
et qui scelle l’alliance entre les clans.

Pour ces différentes raisons, qu’il faudrait d’ailleurs
approfondir, l’igname est portée avec la même délicatesse
qu’un enfant. Sa culture mobilise les gens de la tribu pendant une majeure partie
de l’année. Elle est entourée d’un rituel précis et de
soins particuliers. En effet, la cérémonie d’ouverture de la culture
de l’igname se situe au début de la période la plus fraîche
de Nouvelle Calédonie, vers la fin juillet. L’officiant est l’homme du
rite chargé de veiller sur la culture et d’intercéder auprès
des ancêtres pour qu’elle soit féconde.

Il est impossible d’indiquer des dates précises pour
chacune des opérations de cette culture. Elles varient d’une région
et d’une tribu à une autre. De juillet à mi-août, on va
débrousser, brûler les herbes, labourer, bien arranger les sillons
et les alentours car le champ terminé doit dégager charme et beauté.
Puis on plante. Quand les ignames germent et apparaissent sur les sillons, on
entend le martin-pêcheur chanter. On coupe les grandes perches et on les
plante pour recevoir les tiges d’ignames. Les opérations qui suivent
consistent à mettre un petit tuteur de roseau auprès de la jeune
tige pour lui permettre d’atteindre la grande perche. Puis on attache la tige
le long de la grande perche avec des liens d’écorces préparés
à cet effet. Le travail est délicat, il demande beaucoup de soins,
les vieux le font presque avec de la tendresse. Véritable travail d’orfèvre,
ils y passent des jours entiers dans une espèce d’émerveillement
continu. Sur la Grande Terre, quand la tige arrive en haut de la perche on la
recourbe en une grande boucle. Entre novembre et décembre, les tiges
se chargent de ramifications qui partent un peu dans tous les sens et qu’on
ramène dans la courbe imprimée précédemment. Après
cela, la tige est adulte et ne nécessite plus de soins. Le Kanak est
libre de faire sa case, d’aller à la pêche. C’est bien venu car
les travaux agricoles sont durs et la saison chaude est là. Les poissons
viennent dans l’eau près du rivage.

Vers février, mars, apparaît une dernière
pousse qui surgit du sol à côté de la grande tige et signale
la maturité du tubercule. Le bon moment pour la manger est arrivé.
Le Chef annonce que l’on va tirer les prémices. Il a préalablement
pris contact avec le maître des cultures qui tire les prémices
du champ sacré, les grille à l’autel et les mange avec les hommes
de son clan tout en invoquant les ancêtres, quelques jours avant la fête.
A l’autel, le maître des cultures énoncera une invocation de ce
genre :  » Ils sont là debout devant vous les vieux et les chefs, ils
sont là les femmes et les enfants, ils vous ont appelés vous les
anciens pour vous dire voilà l’igname qu’ils ont plantée; posez
vos yeux dessus, vous la grillerez un jour et vous intercéderez pour
nous afin que s’égarent les mauvais sorts et renaisse le pays « .

Le champ sacré est un petit lopin de terre caché
sur la montagne ou dans une clairière où le maître des cultures
a lui-même fait un sillon d’ignames. Pendant la saison, il y effectue
le premier toutes les opérations et donne ainsi le signal à tous
ceux de la tribu.

Dès le lendemain du jour où le maître des
cultures a fait la célébration, tout le monde tire les nouvelles
ignames et la tribu se rassemble pour la fête. Avant de commencer à
préparer la cuisson pour la fête, tout le monde a apporté
des ignames, qui sont offertes à la chefferie. Ensuite seulement on effectue
le partage pour le repas. Une igname est mise à part et le chef la donne
publiquement au -maître des cultures qui le remercie, prend l’igname et
à la veille des prochaines plantations, invitera les hommes de la tribu
au sacrifice pour ouvrir la nouvelle saison. Il reste juin et juillet pour finir
le tour du calendrier.

L’igname apparaît comme le calendrier familier du Mélanésien.
L’homme de la tribu naît, vit et meurt aux battements du cœur de
la nature. La culture de l’igname elle-même se réfère dans
son déroulement à l’apparition de multiples phénomènes
naturels : le déplacement du soleil par rapport à tel pic ou à
tel îlot, l’apparition des étoiles, (comme la croix du Sud), la
position de la.voie lactée dans le ciel, chaleur ou fraîcheur,
vent d’est, vent d’ouest, grande marée, saison des pluies, apparition
des nouvelles feuilles, roseaux qui fleurissent, fruits de tel arbre sauvage,
le cri et le comportement des oiseaux (lorsque par exemple la buse bascule dans
le ciel en faisant un petit cri), l’arrivée des bancs de poissons qui
remontent l’embouchure des rivières, le passage des baleines, les fleurs
de gaïacs qui signalent le moment où les hommes sont gras.

le temps des souvenirs

expérience du temps kanak

du temps sans pendule

du temps qui reste hors du
temps

Les balais d’herbe lèvent la poussière

les pas font trembler le sol

la danse dure dure

recommence dure encore

temps du symbole

je fais la célébration kanak

je suis le crieur

le saute sur le bois, cœur du tronc de Ti

je crie

j’appelle le serpent raye aux anneaux bleus et noirs

ils sont le destin qui entoure le corps de l’homme

ils avancent en louvoyant en tournant

ils sont souples

ils disent

 » le serpent rayé nourrira vos morts

les ignames nourriront vos frères « 

Le passé des Mélanésiens ne se traduit
pas en termes linéaires sur un rail quadrillé de cases numérotées
de 1 à 1975 dans lesquelles on range les événements. Le
passé de chaque clan, de chaque famille, de chaque tribu, se traduit
par des couches successives d’événements et de paysages. On dirait
une coupe de terrain faisant apparaître des strates superposées.
Les couches sont d’épaisseurs différentes et les lignes qui les
délimitent n’apparaissent pas avec la même précision. Elles
s’offrent au regard sur un même plan. Ces diverses couches se présentent
sous forme de paysages successifs. Parmi la série de tableaux qui s’offrent
au regard au fur et à mesure que se déroule l’histoire ou la légende,
les uns sont plus nets, les autres moins. La différence de clarté
n’est pas liée à l’ancienneté mais aux empreintes sociales
laissées par ceux qui ont vécu ce qui se rapporte à ces
tableaux, ainsi qu’à la précision ou à l’imprécision
des traditions orales qui les transmettent. Les images comme dans un film apparaissent
en gros plan ou en plan panoramique suivant le point sur lequel veut insister
le narrateur. On a un peu l’impression qu’il utilise un zoom pour nous montrer
ce qui est important dans le passé du clan ; ainsi un étranger
fera disparaître complètement sa véritable origine, changera
quelquefois de nom et installera son origine mythique sur un tertre situé
aux environs de son habitat actuel. Cette souplesse dans la rigidité
de la société traditionnelle est une manière de permettre
aux gens de se situer au fil des ans et des âges selon le flux et le reflux
de l’histoire.

Certes, la généalogie semble raconter le passé
du clan sous une forme plus élaborée. Cela n’illusionne que l’étranger.
En effet, en annoncant sa liste de noms, le héraut oublie rarement de
rapprocher chacun du nom du tertre sur lequel est plantée sa case. Sinon
il suffit de lui demander de localiser les noms dans l’espace pour qu’il le
fasse immédiatement. Parlant de l’origine de son clan, un grand-père
a distingué les tableaux suivants :

Premier tableau : Il y a le tertre, le kaori et
les sapins, là est apparu l’ancêtre, il a engendré trois
fils.

Deuxième tableau : l’aîné appelé
X s’est installé à la source du ruisseau Y, il a :é
un tamanou qu’on voit encore aujourd’hui.

Troisième tableau: le cadet a hérité
de la pierre à ignames, on peut voir les sillons dans la plaine de
Z là-bas dans la vallée.

Quatrième tableau : le troisième fils
appelé K a engendré un enfant mâle appelé P,
il a été emporté par l’inondation mais il avait planté
une touffe de bambous à tel endroit près de la rivière
et l’inondation qui a tué son fils a aussi enlevé cette touffe
de bambous. On la voit encore à l’embouchure, elle a grandi près
de la mer.

Cinquième tableau : il y a longtemps de cela,
la rivière passait encore sur son ancien lit, là ou l’on voit
maintenant les bois de fer.

Nous pourrions continuer indéfiniment la série
de tableaux.

Le passé du clan ne s’inscrit pas dans une succession
linéaire d’époques. Il apparaît comme un ensemble de tableaux
disposés sur un plan unique, dans un ordre hiérarchique et spatial,
exigé par Line politique qui vise la sécurité, la cohésion
et la survie du groupe.

Les généalogies constituent une énumération
politique visant à faire admettre par l’entourage la position sociale
du clan et l’espace qu’il occupe. Le récit est parole sacrée,
il justifie la structure actuelle du clan et la place du chef. La succession
des noms d’une généalogie ne doit pas s’interpréter dans
une perspective historique mais hiérarchique. Cette succession tend surtout
à manifester les préséances qui doivent exister entre les
chefs de file du clan.

Pour avoir une idée un peu plus précise, de la
durée du souvenir réel, on peut considérer l’usage de redonner
les noms dans le monde mélanésien d’une manière quasi générale.
L’enfant qui vient au monde aujourd’hui va recevoir le nom de son arrière-grand-père.
Deux hommes ne pouvant pas porter le même nom ensemble, si son aïeul
est encore vivant ils seront considérés comme frères. L’enfant
vivra et jouera avec lui, plus tard, il héritera de son clan, de son
tertre. Il est la fierté du vieux, il est le clan qui se continue trois
générations après.

L’extase ou le temps hors du temps

Un maître du Pilou

« jeunes frères, grands-fils, tous mes enfants et
vous amis

je reçois ces ignames et j’élève les
bras pour consacrer cette récolte

notre offrande est destinée à faire revivre
dans notre souvenir

celui que nous avons perdu que s’accomplisse ma parole

et que le mouvement de cette banderole

rafraîchisse

la brûlure de votre chagrin

et efface la cicatrice de votre peine « 

Pour ouvrir la nouvelle saison l’homme du rite choisit de jolies
petites ignames. Il va dans le lieu sacré qui lui est réservé.
Selon les clans et les régions, le rite peut varier.

Prenons celui-ci en exemple : sur une pierre qui est son autel,
il grille les ignames. Quand elles sont cuites, il gratte l’enveloppe charbonneuse
dans un petit creux. Sur ces déchets, il pose la pierre plate sur laquelle
il va se tenir debout. Là, il va enlever la croûte qui s’est durçie
autour de l’igname sous l’action du feu et au moment ou une vapeur et un arôme
délicat se dégagent du légume cuit, l’officiant prie. Il
demande bénédiction et fécondité :  » Vous, dont
le regard se pose sur le pays, soyez béni pour les gratitudes qui sont
venues sur nous. Faites que la Parole soit vigoureuse chez nous, que le pays
évite les mauvais sorts, que les cultures soient fécondes et que
la contrée retentisse des cris d’enfants « .

A ce moment, dans le recueillement, le célébrant
mange l’igname, et les assistants, uniquement des hommes, communient avec lui
en partageant son repas sacré.

Ensuite le célébrant fait boire le médicament
de la fécondité des cultures qui doit donner vigueur à
la Parole et vitalité au pays. Il termine sa prière en piquant
en terre un cœur de bois de fer pour sceller l’alliance avec les ancêtres.
Par ce geste, le pays est lié avec les aïeux dans la situation actuelle.
Si les gens vivent dans la discorde, s’ils gardent les mauvaises paroles, s’ils
sont dans la disette, la situation ne fera qu’empirer ; mais s’ils ont fait
l’effort de se remettre en harmonie avec la Parole sacrée, alors le pays
resurgira, renaîtra dans l’abondance de la vie.

Les hommes participent au sacrifice avec la conscience de l’importance
de leur geste. La grandeur et la générosité de la nature
sont liées aux médicaments qu’ils boivent, à l’igname qu’ils
mangent, au coeur de bois de fer planté par l’officiant, ainsi qu’aux
oraisons et donc à l’ensemble de la célébration qui les
met tous dans cette interprésence avec ceux qui sont à la source
de la vie. Après avoir participé à cette célébration,
les hommes de la tribu vont pouvoir travailler en paix. lis sont sûrs
que la tribu connaîtra une année heureuse. La complicité
du groupe ou la pression sociologique ne permettant pas de passer outre les
prescriptions du maître de la culture est très réelle. Si
le sacrifice n’a pas été fait dans un clan, personne ne plante.
Nous avons pu le constater ces deux dernières années. Dans plusieurs
tribus, les ignames ont été plantées avec un délai
de retard dont les conséquences étaient néfastes sur le
bon déroule ment de la culture.

La première observation qu’on peut faire à propos
de cette célébration est l’assurance de la demande. L’homme prépare
le sacrifice comme la mère prépare le repas de ses enfants. Le
repas est pris et la conversation s 1 engage. L’homme parle à son dieu
comme l’enfant parle à son père. Il y a une présence qui
se crée et qu’on ne peut décrire ; la relation q ui s’établit
entre l’officiant, l’assistance et l’Autre est dense, mais il n’est peut-être
pas pudique d’en parler. Pourtant, c’est bien là que les assistants,
les fidèles et le célébrant font véritablement l’expérience
mythique. La meilleure manière de faire comprendre cette dimension de
la perception du temps est de la comparer avec l’impression que nous pouvons
ressentir à des moments importants de la vie, où le temps  » suspendant
son vol « , on dit ensuite : cela a duré une éternité.

Le Kanak, dans la célébration, se projette en
son dieu, il lui plonge dedans et son dieu l’amène dans l’univers des
ancêtres ; nullement déconcerté, le Kanak promène
son dieu sur son pays qui est celui des ancêtres, dont la présence
est aussi évidente que l’air qu’on respire. La foi du groupe est évidente
quant aux conséquences de sa démarche ; il ne s’agit pas seulement
des  » fidèles  » qui ont participé au sacrifice mais de tout le
clan.

Qui d’entre l’homme et son dieu a franchi les limites du temps
? C’est évidemment l’homme par son action sacrificielle qui s’engage
dans l’éternité ; en communiant il participe à la fraternité
des ancêtres, c’est une chose normale, naturelle pour le Kanak. L’inverse
est anomalie, folie qui met doucement le peuple kanak sur la pente de l’insignifiance
et du néant. Il faut dire avec Maurice Leenhardt que le  » Kanak est l’homme
de son dieu, l’homme de son totem, l’homme de quelques autres puissances. Mais
par ces puissances, ces existences aberrantes, il est puissant, il est « .

L’expérience mythique du temps est une des données
de l’existence kanak. Elle est tellement évidente qu’on peut difficilement
imaginer un groupe mélanésien vivant hors de cette expérience.
Tout homme a l’occasion de vivre ces moments intenses, mais la plupart du temps
il leur manque la dimension communautaire. Analysons des phénomènes
collectifs où la communion a été réelle entre les
membres d’un groupe pris dans un événement : spectacle, festival
régional, manifestations diverses, rassemblement politique ou mouvement
de jeunes. A l’exception peut-être de certaines célébrations
patriotiques, ces communions n’ont pas la racine sacrée des célébrations
kanaks qui lie le groupe à ses pères devenus dieux, à son
passé.

La disparition de ces cérémonies, qui se pratiquent
encore dans beaucoup de tribus, mais ont perdu leur intensité ne pourrait-elle
pas expliquer l’alcoolisme ? L’homme privé de ces émotions collectives
très profondes que ne lui ont pas rendues les célébrations
chrétiennes compense sa frustration dans l’alcool. Nous avons observé
qu’à l’occasion des grandes fêtes, les hommes ivres parlent souvent
des choses du passé.

le temps de l’événement

Le temps est perçu au travers de la préparation
des grandes cérémonies coutumières. Aujourd’hui, il s’agit
surtout du mariage et du deuil.

Admettons qu’un mariage doit avoir lieu le 20. Un Européen
planifiera son temps de telle sorte que libre à partir du 19 il se trouve
sur place le 20 au matin. Le problème se pose différemment pour
les Mélanésiens, ils vivent totalement la préparation du
mariage comme s’il était déjà commencé à
partir du premier du mois. A partir de là, les rencontres coutumières
vont commencer pour que tous les clans arrivent ensemble. La programmation des
journées 2 ou 4 ou 10 n’est pas précise, mais à chaque
étape le mariage est commencé. Chaque discours coutumier ne manque
pas d’évoquer les alliances qu’il permet de nouer.

Observons les clans du côté de la future mariée.
Tous, parents ou alliés, quel que soit leur titre, vont l’accompagner.
Auparavant, ils doivent se redire la fraternité qui les unit. Chaque
famille, dans chaque clan doit offrir sa participation à la coutume à
la famille placée devant lui dans la hiérarchie clanique. Ensuite
les deux familles réunies porteront leurs dons a la famille qui est au-dessus.
Puis ensuite, les trois familles réunies feront de même. A chaque
fois on enregistrera ce que chacun a apporté. Puis de familles en familles
jusqu’à l’aîné du clan. Ensuite, le clan rejoindra celui
qui est situé avant eux dans le mythe. A chaque fois on avance un petit
peu dans la préparation de ce qui va être porté pour le
mariage. Tous les clans vont arriver vers le 14 ou le 15 chez la mariée.

Des raisons coutumières très réelles nécessitent
ces délais, bien plus que le but de faire la fête. En effet, à
chaque fois il faut attendre le chef de clan ; personne ne vient seul, chacun
est rattaché, situé par rapport à la personne centrale
de l’événement sinon on dit qu’il est un étranger, un invité,
quelqu’un de la route, mais il n’est pas dans la coutume. Il y a tout un cérémonial
qui fait qu’on doit attendre les hommes qui constituent les liens d’un clan
à l’autre, les  » portes « , les clés des sentiers coutumiers, et
on attend celui qui peut ouvrir le sous-ensemble suivant vers lequel on doit
se rendre. Il est le passeport, il doit être là ou bien se faire
remplacer mais même dans ce cas-là, on ne parle pas de temps, on
ne dit pas qu’on attend, on dit  » l’autre n’est pas arrivé « . Les personnes
concernées par chaque étape sont peu nombreuses. Rien n’est spectaculaire,
mais de petit groupe en petit groupe l’événement se répercute.

L’ordre des démarches est immuable et on ne peut commencer
la suivante qu’après avoir terminé celle qui précède.
Chacun se dit en quelque sorte : « Je dois être avec les gens avec qui
j’ai fait la coutume et on ne se séparera pas avant la fin ». Les clans
de la mariée ne se quitteront pas avant d’avoir donné la fille
et reçu les coutumes des paternels en échange. Si on est obligé
de s’éloigner, on revient vite de peur de ne plus faire partie du groupe.

Par exemple, si quelqu’un cherche à embaucher du personnel
parmi les membres de la tribu à ce moment-là il lui sera répondu
:  » J’ai du travail  » ou  » Nous sommes très occupés avec le mariage
 » alors qu’on en est encore à six ou sept jours. Si l’employeur éventuel
repasse un peu plus -tard, il verra tout le monde allongé sur l’herbe
à jouer de la guitare ou à taper la belote mais il n’est pas question
que l’un ou l’autre quitte le groupe. Si les jeunes quittent la tribu pour aller
chercher du bois ou les instruments de l’orchestre, ils vont y aller tous ensemble
; le déplacement ne sera qu’un prolongement du groupe engagé dans
la fête qui se déroule. La communauté kanak vit l’événément
à la cadence des rites coutumiers ancestraux. On est loin du projet réalisé
par un groupe qui entreprend une série de démarches pour atteindre
l’objectif fixé en un temps donné.

Pour situer un événement le Mélanésien
se sert de points de repère plus précis, comme la lune à
ses différentes phases ou les doigts de la main. Il les note en faisant
des nœuds sur une cordelette ou des entailles sur un bois. Et il les compte
toujours de un à cinq pour pouvoir se repérer sur sa main. Ce
sont là des points de référence qui permettent aux Mélanésiens
d’avoir un langage commun pour se situer dans le temps par rapport à
un événement proche : mariage, pilou. L’essentiel ici n’est pas
de conquérir l’existence mais d’être tout simplement. Et pour être
pleinement, il faut être dans le rythme de la nature. La sagesse est de
vivre en harmonie avec elle, dans l’harmonie de l’univers tribal. Le langage
concernant le temps est sacrilège et l’acte envisagé comme sans
fondement.

Kanaké crie :

que chacun arrache de son cœur l’arbre de sa discorde

nos ancêtres jetaient à l’eau l’arbre du deuil

nous le jetterons dans le feu

nous voulons que soit brûlée la haine

et que soit clair le chemin de notre avenir

et fraternel le cercle que nous ouvrons à tous les
autres peuples

Tel est le cri que je lance !


 

La tribu au fil des jours

Les mélanésiens d’aujourd’hui ne semblent pas
très originaux. Les traits les plus apparents sont les robes mission
des femmes et leur cricket dont elles ont réinventé les règles
enseignées par les pasteurs anglais. Cependant, l’européen qui
passe un moment en tribu à l’occasion d’une fête ou d’une cérémonie
est frappé par la quantité de discours faits par les vieux en
s’échangeant des présents mystérieux : les plus évidents
sont les pièces de tissus qu’ici on appelle  » manous « , des
pantalons et des chemises, des robes mission, riz, ignames, billets de banque,
quand ce ne sont pas des boissons alcoolisées : bière, whisky
ou vin rouge (Ces dernières pratiques tendent à tomber en désuétude,
vivement combattues depui quelque temps par les Mélanésiens et
en particulier les jeunes).  » C’est la coutume  » vous dira-t-on. Peut-être
un interlocuteur plus sceptique ajoutera-t-il : « Beaucoup ne savent même
plus ce que cela veut dire » ou bien : « Ils se plaignent de ne pas avoir d’argent
et voyez ce qu’ils en font. »

Au grand désespoir des amateurs d’exotisme et d’esthétique,
les discours sont prononcés généralement en langue vernaculaire,
ils tombent parfois dans un silence religieux mais aussi bien dans le charivari
des enfants qui jouent, des vieux qui tapent la belote, des femmes qui papotent
et des jeunes qui taquinent le ballon rond ou grattent la guitare. D’en conclure
que la coutume recouvre tout ce qui vous arrange il n’y a qu’un pas. Un peu
comme si un parisien répondait  » c’est la coutume  » à un extra-terrestre
fraîchement débarqué à propos du 14 juillet et du
gâteau d’anniversaire offert avec un disque de Bach.  » C’est la coutume.
 » Il pourrait user de sa définition à tout instant : poignées
de mains, pourboire, salut des militaires, cour d’assises, dragées de
baptême, actes notariés, etc. Tous ces gestes relèvent de
la coutume mais nous n’avons jamais entendu désigner ainsi une grand’messe
ou les cadeaux de Noël. Chaque événement, chaque geste, a
un nom, dans la coutume mélanésienne aussi… (et dans chacune
des langues de Nouvelle Calédonie).

Quand un Lifou présente sa coutume en arrivant dans
une maison, il ne donne pas 100 francs CFP., il présente son  » qëmek
« , son visage. Et le billet, souvent remplacé par une boite d’allumettes
ou un paquet de cigarettes est sa manière à lui de l’exprimer
concrètement en y ajoutant un signe.

Les coutumes mélanésiennes recouvrent tout un
univers de rites, d’interactions entre les hommes qui sont comme le jeu dans
les rouages d’une machine et permettent à toutes les sociétés
de survivre et d’éviter que le moindre heurt soit irréversible.
Mais dans le monde mélanésien, à une époque fort
récente pour tous et aujourd’hui encore pour certain le geste coutumier
et son discours les relient aux ancêtres dont ils descendent et à
l’univers, en même temps qu’il établit leurs relations avec leurs
contemporains immédiats. C’est à ce niveau à notre avis
que prend racine un comportement souvent incompris des autres ethnies. C’est
pourquoi nous avons essayé de définir la coutume non en décrivant
ses multiples aspects, mais en dégageant à grands traits le terrain
dans leouel elle s’enracine.

boenando, boria et pilous

Plante, dispose les allées en deuxrangees

Plante ;
toi le cadet

pour qu’en marchant

nous voyions toujours les arbres

Pour que nous levions la tête

que nous voyions

le cocotier grandir

parler dans ses feuilles

que nous voyions les fruits, les fleurs

il pousse il est très haut

les feuilles parlent

les palmes parlent

et prolongent le vent

Je parle pour m’enorgueillir

je parle au milieu de tous

pour m’exalter à vos dépens

je parle n’importe comment

je réponds à tout hasard

je parle comme dans la nuit

nous parlons pour que ce soit

une parole précise

pour que ce soit un pilou

un boenando abondant en vivres

Le mot pilou, avec son sens actuel dans le langage européen
de danse kanak, ne se retrouve dans aucune langue indigène. Initialement,
ces danses, propriété d’un membre du clan n’étaient qu’un
moment d’une fête importante que nous appellerons ici Boenando, ou partage
des ignames, en langue ciamuki (Touho), terme déjà utilisé
lors du Festival Mélanésia 2000 (Leenhardt, Maurice. Notes d’ethnologie
Néo-Calédonienne in Travaux et Mémoires de Ilnstitut dEthnologie,
Tome VIII. 261 pages plus 36 planches et 2 cartes. Paris 1930. Page 143.).

Ces danses, représentations mimées d’un discours
kanak, étaient exécutées à plusieurs occasions :
à l’entrée du clan au moment où, répondant à
l’appel du crieur qui proclamait son nom, il s’efforçait de se présenter
dans toute sa puissance, au moment d’une coutume précise, à l’occasion
d’un mariage ou d’une naissance. Dans ces danses, la même figure revient
sans cesse. Il y a refrain et couplets, auxquels un élément nouveau
s’ajoute de temps en temps. Souvent on les appelle pilou de guerre, alors qu’elles
miment des actions pacifiques (pêche, chasse, scènes des champs
ou d’amour), parce qu’en fait elles servaient à l’entraînement
des jeunes au combat. Il s’agissait de faire l’exercice. Ainsi l’une des plus
célèbres des Loyauté : le boua du Lössi à Lifou
(qui représente la plantation des ignames), rivalise avec la plus sérieuse
des séances de sports de combat ou de kata de judo quant à son
efficacité. On dit que les guerriers fatigués après le
boua, étaient jugés trop faibles pour partir à la guerre.
La danse de la tribu de Touho à Mare est une véritable répétition
de la bataille. Les femmes dansaient également des mimes.

Aujourd’hui, non seulement le pilou raconte ces histoires du
passé mais il y incorpore, au fur et à mesure, la représentation
des événements historiques récents ou même du quotidien.
Nous avons vu en 1970 à l’inauguration du foyer Saint-Joseph à
Nouméa, un pilou représentant la destruction d’une église
par le cyclône et sa reconstruction par le groupe de Gaïtcha. Au
mini-festival de Lifou, nous avons vu plusieurs présentations de l’évangélisation
de l’île. Parfois la danse devient théâtre. A Tiga, l’histoire
du peuplement de l’île est décrite dans une légende mimée
: le poulpe et le rat.

Il existe d’autres danses que cette représentation mimée,
stylisée et rythmée. Nous avons décrit au début
de cet ouvrage le ballet qui soutient le crieur au moment des généalogies.
Mais c’est surtout à la fin de la fête du deuil ou après
que les  » paternels  » aient offert leurs présents aux  » maternels « ,
au milieu de la cérémonie de retour des adolescents nouvellement
initiés, que tous les clans vont se rassembler et danser la Soria en
piétinant autour du mât central (Leenhardt, Maurice. Notes – op.
cit.)  » La disposition soumet toute la foule à la force centrifuge. Le
rythme est donné par les aé aé des vieux auxquels ils ajoutent
des légendes, des histoires des clans, le départ ou le retour
à la guerre, plus récemment les travaux sur la route, le chargement
des bateaux ou les relations avec les européens (Un aé aé
a été enregistré dans le disque Musiques Kanaks de Nouvelle-Calédonie.
Il raconte l’histoire d’un homme qui regarde une jeune fille se peigner les
cheveux).

La masse tourne, tourne encore, véritable drogue du
peuple mélanésien qui n’a jamais usé semble-t-il de substances
hallucinogènes.  » On est masse ensemble.  » C’est la communion populaire
avec une dimension culturelle et même sacrée. Dans le déchaînement
de la levée des interdits, quand tout rang, toute distinction hiérarchique
saute comme le couvercle d’une marmite à vapeur, quand il n’y a plus
ni chef, ni sujet, la Boria (Leenhardt, Maurice. Notes (op. cit.). Page 17 1.
Le Boria (langue Ajie Houailou) serait l’état du défunt au séjour
des morts.) préfigure le pilou éternel que dansent les esprits
des morts dans la félicité éternelle.

Les grands Boenando ou pilou ont disparu. Le Père Tournaire
d’Azareu se souvient d’en avoir vu en 1951, mais dans la Soria. Ils ont été
interdits par l’Administration qui craignait les conséquences de l’échauffement
des esprits dues à ces concentrations populaires de longue durée.
Les missionnaires n’ont probablement pas insisté pour qu’on les maintienne.
Dionysos s’accommoderait mieux de ce genre de libération que de la liturgie
chrétienne. Il semble que les pasteurs aient la même attitude .
En 1973 des sujets du Lössi nous ont raconté que la première
fois qu’ils ont re-dansé depuis ces interdictions était au mariage
de l’actuel Grand Chef H. Boula en 1963.

Laissons la parole à Maurice Leenhardt :  » Il y a d’ailleurs
vers le matin un resserrement de la danse. Les  » Avi  » (deuilleurs
– Leenhardt, Maurice. Notes (op. cit.). Page 172) et les initiés doivent
être présents. On va les réveiller s’ils dorment et les
maîtres du Pilou entrent eux mêmes dans la danse pour la diriger
; aucun libertinage n’est plus toléré, c’est un acte  » pour lier
le peuple en une seule parole  » disent les maîtres.  »

Fais le four, transporte la pierre

lève la flamme

bois le médicament

touche la pierre de la paix

qu’il soit abondant

qu’il soit grand, qu’il soit

heureux

le jour de la fête

Tabou et culpabilité

Beaucoup se posent des questions ou font circuler les rumeurs
les plus fantaisistes sur les pouvoirs des sorciers et sur les boucans. La première
démarche distingue le mauvais sort jeté volontairement de la sanction
envoyée par les puissances des Esprits à celui qui a commis une
faute contre les règles de la vie mélanésienne.

Si un homme est malade ou souffre d’une douleur qui ne lui
semble pas ordinaire il va consulter le voyant bien connu de la tribu, surtout
s’il sait que sa conduite a pu provoquer les réactions des Esprits. Le
voyant l’enverra vers celui qui a le médicament pour conjurer la malédiction
encourue par cette infraction. Aucun de ces hommes n’est considéré
comme sorcier ; ils possèdent les recettes et les médicaments
dont ont hérité les noms qu’ils portent ou leurs clans. Mais contrairement
aux jeteurs de mauvais sort quoiqu’ils aient souvent le pouvoir d’en jeter aussi,

ils sont les intercesseurs entre l’homme et les puissances
divines.

La faute contre le tabou est sanctionnée parce qu’elle
entame la cohérence de la société. Si la discordance provoquée
par la faute porte atteinte au groupe, elle perturbe aussi les Esprits. Par
une action toute terrestre, la symphonie universelle émet une fausse
note et blesse les esprits sur lesquels repose l’harmonie de la nature. Il faut
vite réparer, sinon le désordre s’exprimera par un autre désordre,
celui de la pathologie, du fautif. Boire le médicament permet d’entrer
en communion avec les Esprits. Les vieux disent que les plantes n’ont pas de
pouvoir mais qu’elles sont le support sur lequel sont dites les paroles destinées
aux Esprits.

Depuis un certain temps les vieux ne transmettent plus ces
recettes, car ils connaissent trop peu les jeunes, eloignés d’eux par
le temps passé à l’école, pour qu’ils leur révèlent
des secrets aussi redoutables.

Mauvais sorts et boucans

Ils sont là

pour eux je saute

et je frappe le bambou et le diefa

je danse avec l’araignée à point rouge

et l’anguille

et la chenille noire

je danse et j’exulte

je vais saisir le sommet

je dépasse la tête de la montagne

et la tête de la demeure

je marche autour du rocher et de la montagne

sa chaleur me frappe

son ombre me cingle

je prends la feuille et j’écarte pour ouvrir un

passage à mon peuple

Elles se rejettent en arrière les deux pierres de
guerre

qui sont pour toutes les montagnes

le (lieu de) rassemblement des roussettes

Le boucan, lui n’a rien à voir avec cette espèce
de sens du péché ou de volonté de protection. Le mot boucan,
d’origine européenne, recouvre tous les phénomènes de ce
type. Pour le Mélanésien, il y a des genres très précis
d’emboucanement et chacun d’eux a son nom.

Il est difficile de vérifier qui jette les mauvais sorts.
On dit de lui qu’il a un totem, un esprit mauvais, souvent un lézard,
qu’il doit sans cesse nourrir de l’âme de ses victimes.

Le jeteur de mauvais sorts peut agir pour lui-même mais
aussi pour le compte de quelqu’un d’autre. Il envoie le mal à distance
en cachant un paquet constitué de feuilles, d’herbes, d’ossements, dans
la maison ou la voiture de celui qu’il veut atteindre.

Les manifestations possibles sont alors innombrables : mal
au dos, mal à l’épaule, oppression de la poitrine, douleurs abdominales.
Dans les langues mélanésiennes, une série interminable
d’expressions anciennes et modernes permettent de désigner ces différents
maux. On dit du malade qu’il a une pince de crabe, un coup de sagaïe ou
de casse-tête, une arête de poisson ou une boîte dans le pied
ou dans les reins, (par allusion aux boîtes de conserves vides). Chacun
de ces maux correspond à des recettes précises possédées
par tel ou tel. Dans ce cas, le voyant va essayer d’une part de désigner
celui qui a fait envoyer le boucan à la victime, d’autre part d’enrayer
le mal. Comme. précédemment, le voyant dirige le patient sur celui
qui possède le remède contre le boucan en question. Toute l’astuce
d’un emboucanement consiste à envoyer à sa victime un boucan dont
on sait que la recette de guérison est possédée par son
ennemi intime. Dans ce cas, la solution est inéluctable.

Pour se débarrasser du sorcier, s’il fait trop de mal
on va d’abord essayer de le  » laver  » un peu comme on mouille la poudre d’une
cartouche. Un vieux, détenteur des secrets, fera les rites nécessaires.
Le téléphone kanak marchera vite, et il sera réellement
 » blanchi « , comme on dit d’une maladie, même si elle n’est pas guérie,
pour signaler qu’elle n’est plus contagieuse.

Dans la société ancienne, lorsqu’on pouvait être
certain de son fait, il était mis à mort, soit immédiatement,
soit à la prochaine fête des ignames. Lorsque deux ou trois avaient
subi le même sort, le clan inspire par un totem aussi insatiable s’enfuyait
à la recherche d’un nouveau gîte.

De telles pratiques marquent profondément les hommes
et le système.

Non seulement, il n’est pas bon qu’un Mélanésien
mette de la tôle sur sa maison, avant que ceux de la chefferie ne l’aient
fait, sinon les puissances des Esprits des ancêtres vont rétablir
l’ordre et la hiérarchie, mais encore la jalousie inhérente à
tout homme va sans cesse faire peser sur l’ambitieux la menace de voir l’un
ou l’autre de ses congénères le désigner pour être
la victime du mauvais sort parce qu’il a voulu être plus haut que les
autres.

Jamais personne n’est complètement immunisé ni
du boucan, ni des puissances. Il faut les craindre et s’en protéger par
l’alliance avec les forces tutélaires. Même atténuées,
mêmes déviées, parfois commercialisées ou importées
d’autres archipels, ces malédictions sont des réalités
encore vécues aujourd’hui par les gens, y compris à Nouméa
.

je crierai un chant

je frapperai un bambou

je ferai danser dans le

tourbillon des dieux

et lâcherai ici la danse jusqu’à

être surpris par le jour


 

Kanaké face a l’avenir

Sur la Grande Terre, les remaniements fonciers successifs ont
modifié ou détruit le paysage social. La superposition du mythe
avec la hiérarchie sociale et l’espace terrestre très parcellaire.
Les distorsions consécutives à ces remaniements sont au centre
des problèmes actuels.

Ce qui a changé

Aux îles, bien que le paysage social n’ait pas été
altéré de la même manière, l’enracinement dans les
mythes originels n’est plus aussi évident que sur la Grande Terre. Les
missionnaires protestants ont utilisé les hommes influents des tribus
pour introduire le mythe chrétien » dans le milieu traditionnel. Cette
évangélisation a amené le groupe à adapter le discours
coutumier à la Bible, parole du Dieu des Chrétiens.

Cependant, l’intégration coutumière de cette
parole nouvelle n’a pas changé la forme hiérarchique de la tribu.
Au contraire, l’utilisation du Dieu d’Abraham semble se confondre avec les références
au mythe ancestral qui coordonne la société kanak. Le moins qu’on
puisse dire, c’est qu’on se trouve là devant une situation mythique ambiguë.
Mythe est employé ici au sens de  » manière à concevoir
le monde avec tout ce que cela induit au niveau religieux, moral et politique
« .

Le nombre, la durée et la solennité des manifestations
coutumières ont diminué. Les discours coutumiers d’envergure faisant
apparaître les alliances mythiques entre les clans, les paroles de sagesse
des ancêtres , la glorification de l’aîné des clans et la
magie du verbe deviennent rares, les orateurs imprégnés de la
culture kanak étant de moins en moins nombreux.

La monnaie de perles traditionnelle n’existe plus aux îles.
Sur la Grande Terre, elle tend à disparaître ; elle est remplacée
par des sommes d’argent dont l’importance varie suivant les régions.
Ce qui n’est pas sans influencer le sens de la coutume, car le matériel
symbolique est seulement prétexte au discours et en conséquence,
plus le matériel symbolique prend de l’importance, moins il est donné
de signification à la parole.

Les travaux communs n’apparaissent plus en certains endroits
qu’au niveau des chefferies.

Les moyens de communication permettent d’aller plus vite mais
distendent la vie du groupe et rendent difficile l’interprésence de ses
membres. Ils permettent de se rendre au dispensaire ou à l’hôpital,
mais aussi de sortir de l’environnement mythique des sorciers, des voyants,
des guérisseurs et de la chefferie.

Ces éléments pris parmi d’autres dans l’environnement
culturel de Kanaké permettent de dire qu’au fil des années, et
dans la confrontation avec le monde industriel, la société a subi
des changements. Et si ces mots de ChurchiII :  » L’homme fait la maison et la
maison fait l’homme  » se réalisent, Kanaké apparaîtra avec
une physionomie nouvelle dans les années à venir.

Aujourd’hui la societe traditionnelle

Kanaké qui va à la messe ou au culte pour invoquer
le Dieu de Jésus-Christ n’a pas complètement rompu avec les croyances
ancestrales. Il semble garder au fond de lui une porte de secours le reliant
aux ancêtres. Il continue les rites de célébration de l’igname.
S’il est malade et que la médecine officielle ne lui donne pas satisfaction,
il se retourne san complexe vers les pratiques médicinales traditionnelles
en relation directe avec la foi aux ancêtres.

En ce qui concerne la chefferie, Kanaké conteste parfois
l’exercice de l’autorité à la tribu, mais jamais son origine mythique.
Cette croyance reste profondément enracinée dans la conscience
collective.

Les cérémonies coutumières se célèbrent
toujours surtout à l’occasion des deuils et des mariages. La référence
mythique est constante : les utérins détiennent le principe de
vie qu’est le sang et les paternels ont autorité sur le statut social
que confère le rang et le nom. Les discours sont toujours de rigueur.
Comme les cérémonies, ils ont subi des transformations au niveau
de la forme, mais le sens reste le même.

Le sens de la coutume, et l’esprit traditionnel du peuple kanak
demeurent, mais Kanaké doit, pour en conserver l’authenticité,
faire un effort constant de prise de conscience quant à l’expression
matérielle et symbolique de son art de vivre.

S’il ne prend pas garde, il risque de se retrouver dépositaire
de rites et de formules vidés de leur contenu.

Ce qui peut, survivre dans la culture kanak

Nous répondrons brutalement Kanaké. Face à
son environnement et aux besoins fondamentaux, Kanaké garde une certaine
stabilité dans sa manière de se situer dans l’existence.

L’igname comme le taros d’eau se plantent, se récoltent
et se consomment toujours.

Face au besoin de sécurité, et de recherche de
chaleur humaine, Kanaké sent de plus en plus le besoin d’un retour aux
sources.

Face à la peur et à l’angoisse de la mort, la
foi dans la vie et la présence des esprits restent vivaces au cœur
de Kanaké.

Face au besoin de se perpétuer, le système d’alliance
traditionnelle garde son prestige et ses exigences communautaires.

Si les ancêtres de Kanaké revenaient en l’an 2000,
ils reconnaîtraient l’homme par son nom. Ils reconnaîtraient son
système hiérarchique, ses généalogies, sa structure
coutumière, sa langue même appauvrie, son humour en un mot sa manière
d’être au monde persistant au travers de l’histoire.

L’expérience vécue de cette complicité
passe par les contingences historiques. Mais elle ne doit jamais être
identifiée totalement aux institutions écrites, aux rites ou au
matériel symbolique utilisés par une époque donnée.
En effet, ce qui est primordial et qui perdure au-delà des siècles,
ce n’est pas cette expérience, mais l’inspiration ou l’éthique
qui fait surgir cette expérience dans l’histoire. Certes cette éthique
s’affine au fil des années et reste teintée par la vie des hommes
qui la retransmettent, mais c’est surtout l’inspiration qui la pérennise.

En ce qui concerne Kanaké et son devenir, il est clair
que c’est l’éthique qui inspire la vie de son groupe qui doit survivre.
En effet, c’est elle qui fait que Kanaké sera toujours Kanaké.

Vivre cette éthique, c’est cela qui doit permettre à
Kanaké de faire des choix aussi bien dans la tradition que dans les immenses
possibilités du monde moderne. Seule cette éthique clairement
vue permettra à Kanaké de se créer une nouvelle culture
ou un schéma d’identification renouvelé.

Car cette éthique qui se situe au cœur de la culture
kanak s’identifie à l’inspiration culturelle de tous les groupes humains.
C’est la réponse que chaque collectivité donne aux questions qui
rongent les entrailles de l’humanité depuis toujours : – Qui sommes-nous
? D’où venons-nous ? 0 ù allons-nous ?

Face à ces questions, il n’y a pas une hiérarchie
de réponses et donc de degrés plus ou moins évolués
d’humanité, il y a seulement des manières différentes de
répondre qui engendrent la diversité des cultures. Ce qui permet
aux hommes de pouvoir s’enrichir mutuellement parce que différents.

La prise de conscience est lente, mais elle progresse et elle
est sans retour. L’art de vivre autochtone qui plonge ses racines aux cœurs
des ancêtres sort tout doucement au grand jour. C’est au niveau de l’éthique
que la culture autochtone survivra et que Kanaké demeure et demeurera
Kanaké, mélanésien de Nouvelle-Calédonie.

j’avance la tête dans le fond de  » a-qui-manque-le-cœur « 

et dans le fond de Tee

à l’intérieur de la forêt difficile
à la marche

je tâte du pied le fondement de la maison

je touche là pagaie gouvernail de la demeure et
du pays

je vire de bord au cœur de la souche énorme

et je saisis le bois debout sur la montagne

je disparais à l’intérieur des racines

de l’arbre du dieu Gomawe

je vire de bord au rocher qui passe la rivière

et debout là je reste à écouter l’eau

je vais autour du rocher qui braille

l’écrase le poteau central

et ie disparais avec dans la forêt

il frappe du pied et se retourne de côté et
d’autre

il écrase du pied la ligne d’horizon

il bascule

la pierre qui restait au profond se découvre

la pierre s’accumule comme au récif

il tourne alors le cœur de bois du séjour paisible

je crie Tee Kanaké

je redis son nom

nom des pères

je frappe les mains

tape le bambou

frotte le sol

je lève les bras vers la maison de la parole

7 Réponses to “KANAKÉ – MÉLANÉSIEN DE NOUVELLE-CALÉDONIE”

  1. julieeee Says:

    c’est super!!!!

  2. sya h Says:

    grace a ses histoire accompagné de poème je commence a comprendre l’histoire du mythe de téin kanaké de sa naissance jusqu’a sa mort

  3. Djöka Says:

    génial!!!

  4. nash Says:

    merci beaucoup !!!!!!!!


  5. La parole lie les hommes
    Pour n’en faire qu’un seul peuple
    avec les esprits des vieux
    qu’ils remontent du Pilou éternel
    qu’ils entrent dans nos cases
    au son des conques qui lèvent les interdits du deuil
    au milieu qu’ils tiennent le mât central
    bondissent sur les bords du Cercle du Pilou

    Kanaké – Mélanésien de Nc

  6. Moilou Says:

    Merci à tous ceux qui ont contribués à sa publication même pour un kanake cela renforce et corrige les interprétations …

  7. Tegu Says:

    merci pour cette publication…enrichissement culturel..!!

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