Norman, trente millions d’amis
PORTRAIT – Avec ses vidéos réalisées depuis sa chambre, Norman Thavaud fait les plus fortes audiences sur YouTube en France. Son influence dans les cours de lycée est énorme. Les parents pourront aller le voir en spectacle.
[ Ludovic Perrin – Le Journal du Dimanche – 18/01/2015]
C’est un garçon mal adapté au monde des grands. Pas trop viril, pas trop bilingue, pas assez costaud pour s’imposer dans une compétition globale où les hommes font le job et où « les femmes ont des couilles ». Un jour, après avoir perdu une partie de ping-pong, il s’est enfermé dans sa chambre. S’inspirant de ses mésaventures, il a écrit, dans sa barre d’immeuble de Montreuil (l’appartement prêté par son beau-frère), un sketch absurde qu’il a filmé, joué et monté avant de le poster sur YouTube comme une bouteille jetée à la mer. Quelques jours plus tard, il découvre que sa vidéo a été visionnée par plusieurs centaines de milliers d’internautes.
Cinq ans plus tard, Norman Thavaud est devenu sous ses airs de grand frère l’une des personnes les plus influentes auprès des ados. Ses vidéos pointant par le détail (l’absurdité de l’objet chemise, le fossé social entre les adeptes du Mac et ceux du PC, le snobisme des anglophiles) l’ostracisme et les préjugés dont souffre toute la jeune génération baladée des cours de lycée aux stages en entreprise, dépassent chacune en moyenne plusieurs millions de vues.
Un humoriste qui fuit la télévision
À tel point que « Luigi clash Mario », dans laquelle Norman défend la cause de l’outsider Luigi face au héros iconique de jeux vidéo Super Mario, a été la vidéo la plus vue sur YouTube France l’an dernier. Bien entendu, le site d’hébergement de vidéos en ligne lui a immédiatement proposé un contrat de partenariat. Et toutes les chaînes de télévision ont voulu l’avoir dans leurs émissions. À la surprise générale, le jeune homme a décliné toutes les propositions des télévisions.
« On parle encore mal d’Internet et des réseaux sociaux, juge-t-il, entre deux bouchées. Ce n’est pas qu’une question de buzz. La société est en train de changer. Les jeunes ont de nouveaux codes. C’est un nouveau Mai 68. La rébellion n’est pas la même et pourtant, c’est une révolution dans la manière de penser, de communiquer, de se cultiver. Les jeunes, qu’on voit comme de grands ados irresponsables parce qu’ils ne vont pas voter, visent de grands rassemblements, très puissants, d’esprit entre eux. Sur Internet, des millions de gens se rassemblent autour d’une idée, d’une page, d’un mouvement. Et c’est autant du futile que de la politique. »
Et s’il fait de la scène aujourd’hui, c’est que cet artiste restant ultraprudent sur ses propos en interview (pas de politique, pas de commentaires sur l’actualité, prévient son attachée de presse, même après l’attentat contre Charlie Hebdo) connaît les limites du Web. « Sur scène, la parole est plus libre. C’est le seul défaut d’Internet : il faut être bien-pensant, sinon tu te fais « hater ». Les communautés, la religion, la politique sont des thèmes proscrits. La seule fois où je me suis aventuré sur la question du racisme, je me suis fait attaquer par des fachos. Moi, j’essaie de plaire à tout le monde, je ne veux pas me prendre de pouces rouges. » Dans la vie, il est même copain avec son grand rival, Cyprien. Ils ont un projet de film ensemble. Quand l’amitié devient un challenge ?
« Je parle patois comme mes grands parents, qui étaient dans les mines »
« Il s’est fait connaître en faisant des vidéos dans sa chambre. Cela a créé de la proximité. Les gens ont le sentiment qu’il leur appartient », explique Kader Aoun, le producteur et metteur en scène de son spectacle. L’homme qui a révélé Jamel Debbouze à la scène y a détecté un talent que certains perçoivent déjà comme le nouveau Coluche, mais un Coluche qui serait apolitique. « Norman est un petit Blanc issu de la classe moyenne. Il n’est pas issu du sérail, ce n’est pas un pistonné mais une sorte de loser charmant qui assume ses fragilités. »
Après cinq ans de vie tranquille en Bretagne, sa mère, Marie-France, décède, Norman a 15 ans. Nouveau déménagement vers Paris : sans point de chute, il squatte avec son père, Jack, un appartement sur les grands boulevards. Un appartement haussmannien laissé à l’abandon qui abrite les archives d’un ciné-club pour lequel le père a travaillé. Des rats et des souris, pas d’eau chaude, des bobines de film et des piles de Télérama. Suivent de nouvelles pérégrinations, maisons de proches en banlieue, avant de prendre son indépendance, à 18 ans. « On a un peu galéré pendant toutes ces années transitoires. Je m’ennuyais tellement que j’avais de bonnes notes à l’école! »
Il a trouvé cette pirouette pour ne pas s’attarder sur une période faite de petits boulots chez Decathlon et au McDo. Une éclaircie s’amorce avec ce stage de monteur qui va le rapprocher de son succès ultérieur. Enfant, Norman réalisait déjà des petites vidéos sur la caméra de son père. Son triomphe sur Internet, c’est aussi une manière de prolonger ses premières années, lorsque le rire rassemblait toute la famille. Norman vient de terminer sa salade. « Tu vois, quand je suis en train de manger devant toi, je me dis que j’ai réussi ma vie. » Pas de patron, un succès venu de nulle part, le goût pour les petits plaisirs du quotidien, on comprend que ce garçon soit un modèle. Pour quand on sera grand.
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