[Diners Room  – 17 janvier 2009 ]
C’est une inquiétude qui naît de cette immense mémoire assoupie, Internet. A disséminer des bribes de son existence sur le réseau, on risque de se voir un jour saisi par la puissance aveugle des moteurs de recherche. Telle est la mésaventure qu’a connu récemment Marc L…, mis en portrait par un journaliste du Tigre à partir des données accessibles en ligne. Données accessibles, certes, ce qui ne signifie pas qu’elles soient publiques, quoiqu’elles eussent été librement divulguées par le principal intéressé.

— Qu’est-ce à dire, Jules ? Le seul fait de publier des informations sur la toile n’autorise-t-il pas les tiers à les réunir pour en faire la synthèse sous forme de portrait ?

M’est avis que non, au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation.

Prenons les choses par ordre.

Une bonne part des informations révélées par l’article relèvent de la vie privée de la personne. Il s’agit d’éléments de la vie sentimentale de l’intéressé, son orientation sexuelle, l’évocation de ses liaisons, de ses amitiés, des éléments relatifs à l’adresse de son domicile ou de son numéro de téléphone portable[1]. Celles-ci sont protégées contre une publication par l’article 9 du Code civil

Chacun a droit au respect de sa vie privée.

L’énigmatique brièveté[2] ne doit pas tromper. Il s’agit de l’armure juridique la plus puissante et nécessaire dans une société écartelée entre le souci de protéger son quant-à-soi et la soif inextinguible de transparence collective.  On déduit notamment de ce texte que les informations nécessaires à l’identification d’une personne ou celles qui permettent d’en connaître sur sa personne sont protégées contre la révélation à autrui ; et a fortiori, contre leur publication par voie de presse. En sorte qu’il est nécessaire d’obtenir l’autorisation de l’intéressé pour rendre licite la divulgation des dites informations.

— Ah, ah, Jules. Mais lorsque la personne a elle-même fait connaître les éléments dont vous nous entretenez, ne s’agit-il pas d’une autorisation ?

Non pas, mais patience… Bien sûr, toute vie sociale serait impossible s’il était possible à l’individu de se retrancher derrière sa vie privée pour faire échec aux droits des tiers.

Il est difficile d’imaginer, par exemple, qu’un créancier puisse se voir opposer le secret du domicile. C’est que les dettes sont en principes « quérables », ce qui signifie que ce dernier doit se présenter au domicile de son débiteur pour se faire payer. Une exigence impossible à réaliser lorsqu’on ignore l’adresse de celui-ci.

La liberté de l’information, encore, suppose que la presse puisse porter atteinte au droit à la vie privée de l’individu pour exercer sa liberté. D’où la nécessité d’une conciliation, comme le souligne un arrêt de la Cour de cassation en date du 9 juillet 2003 :

[L]es droits au respect de la vie privée et à la liberté d’expression, revêtant, eu égard aux articles 8 et 10 de la Convention européenne et 9 du Code civil, une identique valeur normative, font ainsi devoir au juge saisi de rechercher leur équilibre et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime.

De fait, il arrive que le droit au respect de la vie privée d’une personne le cède devant les exigences de l’information du public. Sans quoi, convenons-en, il serait bien hasardeux pour la presse de participer à la formation de l’opinion publique ; ce qui est nécessaire à une société démocratique, comme le rappelle régulièrement la Cour européenne des droits de l’homme.

— Soit mon bon Jules, mais en l’occurrence, le journaliste n’a fait que collecter des informations publiées par l’intéressé lui-même.

D’accord, et pas d’accord.  Il les a collectées, certes, mais il les a également réunies et publiées sous forme de portrait.

Tordons tout d’abord le cou à l’idée selon laquelle le seul fait de divulguer une information relative à la vie privée suffit à rendre licite toute publication ultérieure par autrui.  La Cour de cassation a rappelé à plusieurs reprises que le fait qu’une personne ait livré des renseignements relatifs à sa vie privée n’autorise pas les tiers à divulguer ces faits à nouveau, non plus qu’à choisir les conditions dans lesquelles il les présente[3]. Cela n’implique certes pas le droit pour l’intéressé de s’oppose « de façon discrétionnaire » à toute redivulgation[4], mais il convient que celle-ci soit justifiée par un événement « nouveau et public »[5].

Autrement dit, la divulgation antérieure par l’intéressé ne suffit pas seule à justifier la redivulgation par un tiers.

Les hypothèse classiques s’en réfèrent il est vrai à des ouvrages ou des entretiens accordés à la presse. Entre le jour de la révélation initiale et celui de la nouvelle publication, il a pu s’écouler un temps dont tiennent compte les juges. Rien de tel sur Internet, où l’information demeure accessible aujourd’hui comme au premier jour, sans que puissent s’empoussiérer les pages d’un livre ou d’un magazine. A ceci, on peut ajouter que le maintien en ligne devrait laisser présumer l’accord de l’intéressé sur l’accessibilité des informations litigieuses.

Je ne jugerai pas cependant que cela rend licite la collecte et la mise en portrait.

C’est une chose que d’utiliser une information déjà publiée, c’en est une autre que de faire la synthèse de l’ensemble des informations accessibles pour en dégager le profil d’une personne. A tout le moins si ce profil ne participe pas de l’information du public.

Il en irait ainsi, je crois, si la personne occupait une position telle que l’opinion publique peut avoir intérêt à en connaître davantage. Des fonctions politiques, syndicales, économiques ou religieuses, par exemple. Mais tout autre est l’hypothèse du quidam tiré de son anonymat. Voici jeté en pleine lumière une silhouette autrefois noyée dans les sinuosités d’Internet. Et ce, sans autre motif que l’illustration du phénomène de l’accessibilité des informations ; ni considération de l’intérêt des informations elles-mêmes.

Il y aurait à dire, au reste, sur la différence entre publicité et accessibilité. Si les renseignements tirés d’une requête google sont certainement accessibles, cela ne signifie pas qu’ils soient publics.

Le cas simple : Facebook. Pour accéder aux informations sur la personne, il faut obtenir son consentement. Un consentement à l’accès et non pas à la publication.

Le cas difficile : Flickr. Les photographies nanties de commentaires sont librement accessibles, sauf à avoir été privatisées par l’intéressé. Certes, mais il y a ces photos de vous déposées par les tiers et dont vous ignorez tout. Et à supposer encore que vous ayez accepté de livrer un peu de vous aux visiteurs de Flickr, cela ne signifie pas que vous entendiez voir ceci offert à ceux du Tigre. Bref, il me semble que l’accessibilité d’une information n’est pas équivalente à sa publicité.

Enfin, la collecte elle-même.

Cette question intéresse tout naturellement ceux qui s’inquiètent de la possibilité pour les employeurs de procéder à la recherche des informations relatives aux candidats à l’embauche.  La collecte doit respecter les prescriptions de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, lorsque celui-ci entend établir un fichier. Mais en tout état de cause, la seule recherche destinée à obvier les dispositions protectrices lors de la procédure d’embauche constituerait une immixtion illégale.

Il me semble par ailleurs, que la collecte systématique des informations sur Internet peut être rapportée à la jurisprudence sur les enquêtes privées. Constitue en effet une immixtion illicite le fait de faire épier, surveiller et suivre une personne jusqu’à son domicile privé[6]. Il est permis de faire l’analogie entre la surveillance physique et la surveillance électronique ; ce qui n’interdit pas toute recherche d’informations sur Internet, mais exige peut-être qu’elle soit circonscrite à certaines finalités.

Encore faut-il, me direz-vous, que la loi soit respectée. Ce dont je veux bien convenir. Mais c’est une critique aussi vieille que le droit lui-même. On peut toujours crier à l’absence de droit si un voleur échappe à la Justice. Cela ne signifie pas que le vol soit licite.

Un bilan, pour conclure.

L’article litigieux, tel qu’il figure en ligne, ne me semble pas aujourd’hui contraire au droit au respect de la vie privée. En particulier parce que la personne n’est pas reconnaissable. Il en va autrement de l’article publié sur papier.

Ce n’est pas parce qu’il est possible de se livrer à des recherches sur Internet que celles-ci sont licites. Et ce n’est pas parce qu’on disperse des informations qu’il est loisible au tiers de les réunir. Précisément parce qu’on les disperse.

Sans pousser au prétoire, la présente affaire mériterait sans doute le regard de la justice. Ne serait-ce que pour apaiser un peu les fantasmes.

http://dinersroom.free.fr/index.php?2009/01/17/1034-l-affaire-marc-l-et-le-droit-au-respect-de-la-vie-privee

Notes

  • [1] Très incomplètes, ces dernières ne portent pas, à mon sens, une atteinte à la vie privée de l’intéressé.
  • [2] Je ne rapporte ici que l’alinéa premier, cependant.
  • [3] Civ. 1e, 30 mai 2000 : « [E]n statuant ainsi, alors que les informations publiées portaient non seulement sur la situation de fortune, mais aussi sur le mode de vie et la personnalité de M. X…, sans que leur révélation antérieure par l’intéressé soit de nature à en justifier la publication, la cour d’appel a, derechef, violé le texte susvisé. »
  • [4] Civ. 2e, 14 novembre 1975.
  • [5] Paris, 6 mars 2003.
  • [6] Civ. 1e, 20 janvier 2000.