Le reportage photo de Anthony Suau est saisissant… maisons abandonnées à la hâte, chiens laissés attachés dans la cuisine et morts de faim, policier notifiant des avis d’expulsion, l’arme au poing, « working poor » jetés à la rue et dormant dans des centres d’accueil… mais surtout, la résignation impuissante d’un peuple castré que l’on a endoctriné à croire que tout ce que vous arrive c’est de votre propre faute et que toute action collective de revendication est diabolique. Le triomphe absolu du totalitarisme capitaliste. Ces photos – qui me rappellent ma banlieue de Chicago – me hantent… (Tim Carr)

[Article de Sylvain Cypel – Photos d’Anthony Suau – Le Monde 2 – 04/10/2008]

A Cleveland, 13 % des logements sont vacants. Les expulsés ne sont pas des pauvres mais des salariés aux revenus « moyens-faibles ». Ils avaient touché le coeur du « rêve américain »« évolutif » : 5,5 % aujourd’hui, et 8,5 % dans trois ans. « D’ici là, votre situation se sera améliorée. Vous signez là, là et là. » Lorsque le taux a « évolué », le nombre de ceux qui ne pouvaient pas payer a explosé. Les banques les ont mis à l’amende. Le cycle était enclenché. Un détail, au passage : la proportion de femmes seules avec enfants, de Noirs et d’Hispaniques parmi les victimes des saisies est trois à six fois supérieure à celle des autres.

Sept cent cinquante milliards de dollars pour sauver le système financier américain, qui dit mieux ? Moi, dit l’un, qui a affiné ses calculs : mille milliards. Deux mille milliards, pronostiquent d’autres. Qui, à Mount Pleasant, à East Cleveland, à Slavic Village, peut se représenter la matérialité de telles sommes ? C’est pourtant ici que tout a commencé. Dans ces quartiers de Cleveland – la plus grande agglomération de l’Ohio – où, comme ailleurs en Amérique, une maison sur quatre est aujourd’hui saisie. Propriétaires insolvables, ont dit les sociétés de crédit : celles-là mêmes qui ont depuis fait faillite, se sont fait « avaler » par de grandes banques, ou vont l’être. Que peut-on faire, avec 750 milliards de dollars ? Acheter, par exemple, 2 142 857 résidences individuelles au prix moyen de 350 000 dollars.

Une maison au calme : quatre pièces, deux places de parking, un petit jardin autour. Deux millions, c’est presque autant que le nombre de familles menacées de saisie.

On estime que 700 000 foyers se sont déjà retrouvés à la rue. A Cleveland, le shérif et ses hommes, tous les jours, débarquent chez une cinquantaine d’Américains.

Penauds, ils expliquent à peine : « Décision de justice, vous n’avez qu’à signer: là, là et là… ». Souvent, les gens sont déjà partis. D’autres ont rempli la camionnette de leurs effets, en attendant la venue des policiers.

http://www.lemonde.fr/le-monde-2/article/2008/10/03/l-engrenage-des-subprimes_1101914_1004868.html