Mattéi : « Autant le dire clairement : pour moi, il y a non seulement une spécificité, mais une supériorité de la culture européenne. Les autres cultures ont des signes, des images, des mots, mais les Européens inventent le concept. Or concept vient de capere, qui signifie « prendre avec soi ». L’Europe prend l’Autre pour l’identifier à elle-même, mais, en prenant l’Autre, elle fait disparaître son altérité. D’où sa mauvaise conscience. »

Jean-François Mattéi – L’Europe a les yeux vides

[Le Point – n° 1856 – 10 avril 2008]

« Le regard vide. Essai sur l’épuisement de la culture européenne » (Flammarion, 290 pages, 20 E).

A contre-courant du relativisme devenu la doxa de l’époque, ce philosophe nourri aux grandes oeuvres qui ont fait l’Europe ne craint pas d’affirmer que toutes les cultures ne se valent pas. Même si, comme il le dit dans un essai cinglant, l’Europe a « Le regard vide » (Flammarion).

Le Point : Pour vous, l’âme de l’Europe réside-ou résidait-dans ses yeux, dans un certain regard porté sur le monde.

Jean-François Mattéi : Toute civilisation se définit par un regard porté sur le monde. Les Indiens, les Aztèques regardaient le monde, mais pas de la même façon que les Européens. La civilisation européenne confère un privilège au regard, en grec theoria . C’est par son regard théorique que l’Europe a réalisé son emprise sur le monde, et c’est de son regard que sont nées les oeuvres qui ont assuré sa suprématie.

Vous brûlez les étapes… La première caractéristique de ce regard est qu’il porte loin. Peut-on dire, alors, que l’Europe a inventé la représentation, c’est-à-dire la capacité de mettre à distance ?

Certainement, et ce n’est pas un hasard si le théâtre, qui place la scène à distance de la salle, est un art ou une institution typiquement européenne. Le penseur européen est toujours dans la position d’un théoricien ou d’un spectateur. C’est ce que Lévi-Strauss a défini comme un « regard éloigné », un regard critique, qui cherche, au-delà de l’horizon, ce qui calmera son inquiétude. L’Europe est une figure de l’inquiétude, perpétuellement ballottée entre le poids de son héritage et la volonté de le dépasser.

En somme, l’insatisfaction née de l’écart entre ce qui est et ce qui devrait ou pourrait être fait partie de l’ADN de l’Europe ?

On pourrait aussi parler de l’écart entre le lointain et le proche. Rousseau résume admirablement cet art de la distance qu’est la pensée : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme il faut apprendre à porter sa vue au loin. » Le regard européen a toujours visé une idéalité, idéalité scientifique avec l’idée de vrai, idéalité éthique et pratique à travers le bien, idéalité esthétique avec le beau. Autrement dit, la pensée européenne a été marquée par le platonisme, même les plus antiplatoniciens en conviennent. Songez à la grande thèse de Levinas pour qui la véritable pensée vise l’infini. Le fait de poser une idéalité au bout d’un horizon infini implique que le regard tourné vers la réalité immédiate devient immédiatement critique.

D’où, peut-être, l’extraordinaire succès du christianisme dans l’espace culturel européen. Or le christianisme inscrit l’universalisme au coeur de la civilisation européenne. Mais un universalisme ne peut pas en tolérer un autre. N’y a-t-il pas là une contradiction majeure ?

L’universel pensé par l’Europe, qu’il s’agisse de l’universel théorique des sciences et de la philosophie ou de l’universel pratique de la morale et de la politique, est posé comme unique. Les anthropologues sont bien obligés de reconnaître que les autres civilisations n’ont jamais pensé un véritable universel, mais plutôt une particularité unique. En revanche, l’universel européen s’incarne dans des oeuvres singulières : « Madame Bovary » ou la « Somme théologique » de Thomas d’Aquin sont des textes à la fois uniques et universels.

Certes. Cela dit, l’universel européen ne relève-t-il pas d’une conscience particulière parmi les autres ?

Autant le dire clairement : pour moi, il y a non seulement une spécificité, mais une supériorité de la culture européenne. Les autres cultures ont des signes, des images, des mots, mais les Européens inventent le concept. Or concept vient de capere, qui signifie « prendre avec soi ». L’Europe prend l’Autre pour l’identifier à elle-même, mais, en prenant l’Autre, elle fait disparaître son altérité. D’où sa mauvaise conscience.

Mauvaise conscience que vous refusez d’endosser. En quoi se manifeste la supériorité européenne ?

L’Europe jouit d’une supériorité méthodologique née de ce que j’appellerai l’école de l’étonnement. La méthode européenne pour découvrir le monde l’a emporté sur toutes les autres formes d’approche. La meilleure preuve en est que toutes les sociétés se sont mises à l’école de l’Europe et ont construit des universités, des écoles, des institutions qui mettent en pratique ce regard distancié, critique.

Admettons que l’Europe, c’est la connaissance. Mais n’est-ce pas aussi la mise en pratique de cette connaissance à travers la technique ?

C’est le deuxième plan dans lequel se déploie la supériorité européenne. On peut, à l’instar de Heidegger, critiquer le Gestell , l’arraisonnement technique du monde, mais c’est un fait : toutes les inventions qui font le monde moderne viennent d’Europe. Et ne me parlez pas des médecines douces… On peut aussi parler d’une supériorité ontologique. L’Europe a imposé sa vision de l’Etre. Quand je dis cela, cela n’implique aucune approbation de ma part.

Tenez-vous pour mineure l’invention de la démocratie ?

C’est au contraire ce qui me permet de parler d’une supériorité éthico-politique de l’Europe. Tous les pays du monde ont repris non seulement la politique comme modalité pratique du vivre-ensemble, mais aussi le système démocratique, comme si l’on ne pouvait pas en penser un autre. Et que l’on adhère ou pas à l’humanisme un peu convenu de la Déclaration universelle des droits de l’homme, il faut bien reconnaître qu’il s’est imposé.

Cette universalité fait problème. Dès lors que l’Europe se retrouve, en quelque sorte, sans Autre, le contrat initial en vertu duquel tout ce que font les dieux peut être critiqué est rompu.

La critique constructive, qui permettrait à l’Europe de sortir de cette mondialisation chaotique, disparaît. Il en résulte que la critique de l’Europe se retourne complètement contre elle-même en une sorte de haine de soi. Depuis des années, la reconnaissance de l’Autre a pris le pas sur toute réflexion. Toutes les identités sont considérées comme bonnes à l’exception de l’identité européenne, jugée mauvaise à cause de cette colonisation que Derrida appelle l’eurocentrisme ou le logocentrisme.

Il est vrai que cette identité a été le paravent d’appétits, de jeux de pouvoir et de crimes contre les autres cultures. L’histoire de l’Europe, c’est l’assimilation de populations allogènes…

Il fallait en passer par là. Si on admet que la pensée européenne, avec l’alphabétisation, l’école, vise effectivement l’humanité entière, la violence était inévitable. Il fallait forcer des gens à apprendre à lire. De plus, qui ont été les premiers à dénoncer ce manquement aux principes de l’Europe sinon les Européens ? Qu’on pense à Montaigne dans « Des cannibales »…

Les Européens, dites-vous, jettent aujourd’hui sur le monde un regard fixe, effaré et vide. Ce vide s’explique-t-il par la mort de Dieu ?

Oui, si l’on comprend que la mort de Dieu est celle des idéaux transcendantaux. Nietzsche dit que, quand le monde idéal s’effondre, le monde apparent s’effondre aussi. Comme l’explique Charles Taylor, une Raison européenne qui n’est plus tenue par une idéalité n’est plus que procédure. En coupant les ponts avec l’Idée ou avec l’Etoile vers laquelle elle dirigeait ses regards, l’Europe a développé un entendement, une rationalité de type procédural qui tourne à vide, comme l’administration dans « Le procès » de Kafka.

Une fois de plus, on peut se demander si le ver n’était pas dans le fruit. La supériorité technique que vous avez évoquée n’a-t-elle pas engendré l’idéal d’efficacité qui tient lieu de monde commun ?

C’est en tout cas la thématique heideggérienne. Dans sa fameuse entrevue au Spiegel, Heidegger est interrogé sur sa critique du monde moderne : regardez autour de vous, lui disent les journalistes, les gens prennent le métro, la télé marche, tout fonctionne. Et Heidegger a cette magnifique réponse : « Oui, tout fonctionne. Et c’est ça le plus grave. » Oui, tout fonctionne dans le sens où Ernst Jünger disait que le propre d’un fonctionnaire est de fonctionner.

Pourquoi, en ce cas, avons-nous un tel sentiment de destruction de la culture, de perte de sens ?

L’aura de l’oeuvre d’art, selon Benjamin, réside dans la proximité d’un lointain, cette distance infinie qui permet de revenir sur soi. Aujourd’hui, nous avons perdu les deux, la distance à soi et la proximité avec l’Etre. D’où une chute hors du « sens du sens », comme le dit Steiner. La médiatisation a remplacé la médiation. La télévision ne représente pas, elle prétend montrer le réel brut, mais elle supprime à la fois la distance et la proximité au profit d’une certaine promiscuité. Je suis d’accord avec Michel Henry qui voyait en elle un instrument de barbarie.

Comment éviter la posture, gratifiante mais stérile, de la nostalgie ?

La critique du temps n’est pas nécessairement rétrograde. On peut être réactionnaire dans le sens où l’on réagit, sans avoir envie de revenir en arrière. J’aime le jazz, le cinéma, je suis fou de comédie musicale. Mais nous vivons une nouvelle trahison des clercs qui déconstruit notre héritage au point que, comme l’annonçait Valéry, « il n’est pas impossible que notre richissime culture se dégrade au plus haut point en quelques années ».